samedi 11 juin 2016

Présentation d'une pièce : Magotin de Lesage et D'Orneval


Une pièce à deux auteurs 


Alain-René Lesage


Alain-René Lesage (ou Le Sage1) naît à Sarzeau, dans le Morbihan, le 8 mai 1668. Issu d’une famille de gens de robe, il devient orphelin dès l’âge de 14 ans et est mis sous la tutelle de son oncle. Il fait des études au collège jésuite de Vannes jusqu’en 1690. Il réapparaît à Paris où il fait des études de droit et de philosophie. Ce qui est certain, c’est qu’en 1694, il épouse Marie Huyard, fille d’un bourgeois de Paris. L’acte de mariage le présente par le titre d’« avocat » mais, selon Jean-Louis Debaude2, il n’aurait jamais plaidé. De cette union, il naît quatre enfants. L’aîné et le troisième fils deviennent comédiens connus respectivement sous les noms de Montmeny et Pittenec ; si l’on ne trouve trace de son unique fille, on sait que son second fils devient chanoine et que c’est chez ce dernier qu’il décède à l’âge de 84 ans, en 1747, sourd et désargenté.

La vie de Lesage est marquée par l’absence de bien, il semblerait que l’héritage laissé par ses parents ait été dilapidé par son tuteur. Dans son Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Antoine de Léris souligne que Lesage « malgré tous ses talents, n’a jamais été favorisé de la fortune ; un goût décidé pour l’indépendance, lui fit toujours négliger les moyens de s’avancer »3. Il n’accepte, en effet, que la pension annuelle de 600 livres que lui verse l’abbé de Lionne à partir de 1698. Dans une relative pauvreté, il lui est nécessaire de vivre de sa plume. Il s’emploie à divers travaux littéraires tels que la traduction et l’adaptation d’œuvres grecques et espagnoles, d’une part, et l’écriture d’œuvres romanesques et dramatiques, d’autre part. Citons, pour illustrer nos propos, les publications des Lettres galantes d’Aristénète traduites grec en 1695 et de deux comédies espagnoles, Le Traître puni de Francisco de Rojas et Don Félix de Mendoce de Lope de Vega, en 1700.

S’il connait un début timide à la Comédie-Française en 1702 avec une pièce de Rojas, il y obtient un franc succès en 1707 avec Crispin, rival de son maître. Un succès qui se décline en librairie avec son roman inspiré de Luis Velez De Guevara, Le Diable boiteux. Cependant, le tournant décisif de sa carrière a lieu en 1709 avec l’« affaire Turcaret ». En effet, si la pièce de Lesage est couronnée de succès, la Comédie-Française arrête les représentations, cédant aux pressions du milieu financier qui était le sujet de la satire du personnage principal de la pièce du même nom. Cette affaire le pousse finalement à se détourner de la Comédie-Française pour qui il ne fournira presque plus de pièces.
Si des doutes demeurent sur son statut d’auteur pour la pièce Arlequin baron allemand en 1712, on peut assurer avec confiance que Lesage se fait une place à la Foire avec le succès de son Arlequin roi de Serendib en 1713. Avec une centaine de pièces jusqu’en 1738, il devient dès lors l’un des principaux fournisseurs de la Foire. Cependant, une grande partie de ces pièces est faite en société. Aux nombres de ces collaborations, on compte Fuzelier mais aussi d’Orneval que l’on va présenter par la suite. Il est important de noter que parallèlement à son travail de dramaturge, Lesage écrit aussi des romans. On a évoqué précédemment Le Diable boiteux mais on peut aussi songer à Gil Blas de Santillane de 1715-1735.

Jacques-Philippe d’Orneval


Jacques-Philippe d’Orneval (ou Dorneval) naît à Paris à une date inconnue et meurt en 1766 ou 1767 « peu riche » et à « un âge très avancé s’occupant de la pierre philosophale » écrit Chamfort dans son Dictionnaire dramatique4. Pour les frères Parfaict, d’Orneval est seulement présenté comme celui qui « a composé pour le Théâtre italien, en société avec Messieurs Lesage et Fuzelier »5. Les informations biographiques le concernant se bornent donc à des détails infimes et superficiels qui ne nous révèlent rien sur l’homme et son parcours. Cependant, comme le remarque judicieusement Jeanne-Marie Hostiou, « si la vie de l’auteur n’a laissé aucune trace, on peut donc faire cette déduction : d’Orneval a vécu en dehors de toute logique de consécration et en marge du cursus honorum de l’homme de lettres du XVIIIe s. »6.

Si la vie d’Orneval reste donc pénétrée par le mystère, il nous est cependant possible de rendre compte de son œuvre. À la différence de Lesage qui écrit des romans, d’Orneval est un auteur qui écrit exclusivement pour la Foire de 1712 à 1732. À l’exception de quelques pièces pour les Italiens, il ne sort jamais du cadre de la Foire. Pendant la période de censure à laquelle sont soumis les théâtres forains, il participe au développement de nouvelles formes dramaturgiques pour contrer les interdictions telles que le monologue ou les pièces par écriteaux7. Hors de ces moments de frictions entre les théâtres officiels et les forains, d’Orneval contribue à forger les genres heureux de la Foire tels que la parodie, le prologue mais surtout l’Opéra-comique. Dans le TFLO, Carolet remarque que d’Orneval à pleinement contribué à construire la « gloire » du théâtre de la foire. Au total, on compte à peu près 90 pièces dans le répertoire du dramaturge dont 64 ont été écrites entre les années 1720 et 1730. Ce qui est surprenant, lorsque l’on adopte un regard synoptique, est que d’Orneval n’a écrit que très peu de pièces seul. Les frères Parfaict comptent 7 pièces : Arlequin gentilhomme malgré lui ou l’amant supposé (3 actes, 1716), Le Jugement de Pâris (3 actes, 1718), L’Île de Gougou (3 actes, 1720), Le Diable d’Argent (1 acte, 1720), Arlequin roi des ogres ou les bottes de sept lieues (1 acte, 1720) et La Queue de la vérité (1 acte, 1720).

Si cette liste est à prendre avec des précautions puisque les sources sont parfois incertaines, elle ne met que davantage en exergue le fait que d’Orneval fut un auteur qui travailla beaucoup en duo (notamment avec Lesage) ou en trio (avec Lesage et Fuzelier). Nous présenterons plus détails, par la suite, sa collaboration avec Lesage. On peut conclure cette présentation avec les propos de Jeanne-Marie Hostiou lorsqu’elle résume d’Orneval comme un « auteur prolifique et central dans l’histoire de la Foire […] qui est resté dans l’ombre de son principal collaborateur »8.

Leur collaboration


Lesage et d’Orneval sont des auteurs qui travaillent donc énormément ensemble, qu’il s’agisse d’un projet éditorial avec la publication d’une Anthologie du Théâtre de la Foire et de l’Opéra-Comique de 1721 à 1737, ou bien seulement l’écriture de pièces pour les théâtres forains. Il semblerait que « la Foire Saint-Germain de 1716 marquerait donc le commencement de l'association [...] entre Lesage et d’Orneval »9.

Du point de vue dramaturgique, Lesage est, sans aucun doute, l’auteur avec lequel d’Orneval travaille le plus. À partir des pièces recensées par le site CESAR pour chacun des deux auteurs, on a pu reconstituer en recoupant les données le nombre de pièces pour lesquelles Lesage et d’Orneval ont travaillé en collaboration. Le graphique qui suit met en exergue que sur les 90 pièces que d’Orneval a écrites, 82 sont le fruit d’une collaboration avec Lesage.


Figure 1 : Graphique représentant le nombre de pièces par auteurs et en collaboration.
Il nous faut cependant souligner que le graphique précédant ne rend pas compte des pièces que Lesage et d’Orneval ont pu écrire avec un troisième collaborateur. En effet, lorsque d’Orneval travaille avec d’autres auteurs tels qu’Autreau, La Font, Pannard ou Piron, on remarque Lesage est systématiquement au nombre de ceux-ci. En se basant sur le TFLO10, on remarque qu’il y a de nombreuses pièces qui sont le travail du trio Lesage, d’Orneval et Fuzelier pour une période qui s’étend de 1716 à 1730. Le graphique suivant rend compte de notre relevé des pièces au terme duquel on a pu constater que, sur un nombre total de 36 pièces, la collaboration de Lesage, d’Orneval et Fuzelier correspond à 19 pièces.


Figure 2 : Graphiques représentant les pièces écrites en collaboration.
Il faut néanmoins nuancer ces chiffres car l’anthologie de Lesage et d’Orneval, comme son nom l’indique, sélectionne une partie du théâtre forain. La liste des pièces données n’est donc pas exhaustive, elle est le fruit d’une sélection et renvoie une « image déformée, épurée, prismée du Théâtre de la Foire »11.

Le manuscrit


Notre édition de la pièce de Lesage et d’Orneval, Magotin, est établie à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote f.fr. 25471 (f° 161-187). Ce manuscrit a été copié par un certain Challoup, ami de d’Orneval12.

Notons, cependant, que nous disposons de deux manuscrits pour cette pièce : le manuscrit sous la cote f.fr. 25471 (f° 161-187), que l’on nommera M1, et le manuscrit sous la cote f.fr. 9314 (f° 68-77), que l’on nommera M2. Après comparaison des deux manuscrits, nous avons choisi le M1 pour éditer notre pièce parce qu’il était davantage complet en ce qui concerne les didascalies. Pour ne citer qu’un exemple, on peut s’intéresser à la première didascalie de la pièce qui pose le décor. On trouve dans le M1 :
Le Théâtre représente dans l’enfoncement, une montagne au pied de laquelle est une caverne éclairée par une lampe pendue à la voûte. On y voit la vieille magicienne Bédra qui lit dans un grimoire sur une petite table, où il y a deux petites fioles.
Alors que l’on trouve dans le M2 :
Le Théâtre représente dans l’enfoncement une montagne et une caverne éclairée par une lampe. On y voit la vieille magicienne Bédra lisant sur une petite table, où il y a deux petites fioles.
En les mettant en parallèle, on s’aperçoit donc que le M1 apporte davantage d’éléments sur la mise en scène que le M2 grâce à des didascalies plus précises. Cette disparité nous a donc poussé à choisir le manuscrit qui était le plus complet. On trouvera cependant, en annexe 4, un tableau proposant, par scènes, un relevé comparant les différences qui existent entre les deux manuscrits. Cela étant dit, plusieurs hypothèses peuvent être avancées concernant le manuscrit le plus ancien. Soit l’on considère que le M2, moins développé, n’est pas le manuscrit original mais une copie destinée à la censure ; soit l’on considère que le M1, très précis sur la mise en scène, n’est pas le manuscrit original mais plutôt une copie faite après que le scripteur ait vu la représentation de la pièce.

Il est cependant intéressant de noter que le M2 nous rapporte une description faite de la pièce, tel un compte-rendu, par un contemporain. Selon Françoise Rubellin, la graphie semble être celle du marquis d’Argenson, amateurs et collectionneur de pièces13. Nous insérons ici l’extrait en question :


Figure 3 : Extrait du manuscrit sous la cote f.fr. 9314 où apparaît l’écriture du marquis d’Argenson.
Nous y déchiffrons ceci :
Le génie Bonsens rompt les charmes de Trompeuse, arrache les présents talismaniques et fait connaître la juste valeur des personnages. Allégorie perpétuelle critique.
La fée trompeuse 1 acte épisode14 : la fée donne à ceux qu’elle veut faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, des talismans attachés à quelque signe extérieur comme un bouquet enchanté une un etca etca15 et par ce secours l’un à qui son talisman inspire des phrases extraordinaires passe pour tel, l’autre pour homme à bonnes fortunes16.
Françoise Rubellin propose de voir le signe « + » au début comme un signe d’insertion et donc que les trois premières lignes doivent se placer après le bas de la page.

Représentations et réceptions


Magotin est représentée en février 1721 à la Foire Saint-Germain à la loge du préau. La pièce est représentée par la troupe de Francisque et précédée de L’Ombre d’Alard (un prologue) et suivie de Robinson (une pièce d’un acte). Le tableau qui suit a été établi à partir des informations recueillies par le site CESAR. Il met en exergue les pièces représentées à la Loge du Préau selon les différentes années.


Figure 4 : Tableau représentant les pièces données à la Logue du Préau.
Ce tableau nous permet de constater que, sur l’année 1721, les pièces représentées sont toutes des pièces écrites en collaboration par deux ou plusieurs auteurs dont trois pièces sont le fait d’une collaboration entre Lesage et d’Orneval, comme c’est le cas de Magotin.

Hypothèses sur les acteurs


Selon le dictionnaire des frères Parfaict, la pièce aurait été jouée par la troupe de Francisque, c’est-à-dire la troupe dont François Moylin (ou Molin) était le directeur. Le tableau suivant a été établi à partir du site CESAR. Il représente les différents membres de la troupe de Francisque et nous permet de nous faire une idée sur les acteurs de notre pièce.


Figure 5 : Tableau représentant les membres de la troupe de François Molin.
À partir de ces informations, il nous est possible d’écarter ou de mettre en exergue certains membres de la troupe. Selon CESAR, M. Bréon est mort en 1720. Il n’a donc pu jouer dans notre pièce, Magotin, qui date de 1721. S’attachant à la personne de François Moylin, Campardon écrit, dans son dictionnaire, qu’en 1720 sa « troupe composée en grande partie de sa famille […] où son frère Simon faisait les Arlequins […] »17. Au travers de ces explications, on peut donc supposer, avec beaucoup de prudence néanmoins, que Simon Moylin fut celui qui joua le personnage d’Arlequin dans notre pièce. Toujours selon Campardon, il semblerait que M. Sallé « parut d’abord, en 1722, sur le théâtre de Francisque »18, il n’aurait donc pas participé à notre pièce.

Argument de la pièce


La pièce s’ouvre sur un décor montagneux disposant d’une caverne, Arlequin entre en scène et annonce à Bédra, une magicienne, que son neveu Magotin, laid et difforme, est en prise avec un formidable enchantement (scène 1). Elle croit d’abord que son ennemi Féridon en est à l’origine mais Arlequin lui annonce que Magotin est amoureux. Un problème demeure néanmoins ; ils ignorent qui est la jeune femme. Magotin s’en est épris en trouvant un portrait sur la route de Moussel. Bédra use de magie pour découvrir l’identité de la jeune fille, les démons qu’elle invoque l’informent qu’il s’agit de la Princesse de Moussel mais que celle-ci est sur le point d’épouser le Prince de Belsova (scènes 2 et 3). Bédra annonce la nouvelle à Magotin qui s’obstine et supplie sa tante. Celle-ci résiste mais finit par se laisser convaincre lorsqu’Arlequin se joint aux suppliques de son maitre. Bédra convoque à nouveau ses démons pour enlever la Princesse de Moussel (scènes 4 et 5). Cela fait, Bédra transforme par magie l’apparence des lieux en un palais et emmène Magotin avec elle pour changer leurs apparences respectives grâce à « des fleurs de la beauté » (scène 6). Les démons ramènent la Princesse (scène 7) et Frétillonne lui explique où elle se trouve et pourquoi : « Vous êtes dans le beau palais / D’un prince adorable / Il est épris de vos attraits ». Aux termes de ces explications, la Princesse ne supporte pas l’idée d’être séparée de son Prince et finit par s’évanouir (scène 9). Frétillonne fait prendre à la Princesse « l’eau de l’oubli » donnée par Bédra qui, comme son nom l’indique, lui fait oublier son Prince et la rend gaie et réceptive à la mascarade organisée par la magicienne (scènes 10 et 11). Bédra et Magotin paraissent successivement, parés de bouquets de fleurs qui trompent la Princesse sur leurs véritables apparences (scènes 12 et 13). Bédra annonce un divertissement fait de danseurs et de musiciens en l’honneur de la Princesse. La Princesse est charmée mais découvre une première fois le subterfuge en voulant acquérir, par galanterie, le bouquet de Magotin qui lui reprend vivement (scène 14). La Princesse pense donc avoir été momentanément éblouie et accepte d’épouser Magotin en lui répondant : « Elle devine bien sans peine, / Vous voulez être mon époux ».

Alors qu’ils sortent, Frétillonne et Arlequin commentent la scène qui vient juste de se dérouler. Ils font l’éloge du naturel et forment également un engagement (scène 15). On assiste ensuite à un divertissement où les personnages dansent et chantent, entourés par les démons déguisés en grâces et en amours ; cependant, au moment du coucher, le tonnerre éclate et Féridon fait son entrée sur un char lumineux (scènes 16 et 17). La pièce se finit donc alors que Féridon rétablie la vérité en dévoilant la mascarade, faisant fuir Bédra et Magotin. Il ramène la Princesse à son Prince.

Commentaire


Un jeu sur l’apparence et le travestissement


Lorsque l’on adopte un point de vue synoptique sur la pièce de Lesage et d’Orneval, il est possible de distinguer une mise en avant du thème de l’apparence et du travestissement ainsi qu’un jeu avec celui-ci.

Avant tout autre développement, on se doit de mettre en exergue que la pièce fait souvent mention de l’aspect physique des personnages, qu’il s’agisse de didascalies ou bien des paroles de ceux-ci. On trouve, d’autre part, des champs lexicaux en rapport avec le physique, la beauté et la laideur. Magotin est, dès son nom qui renvoie à un homme laid, une référence à l’importance que prend le physique dans la pièce. Lors de sa première apparition à la scène 4, les didascalies le décrivent comme « un petit bossu, tortu et boiteux [qui] arrive dans un phaéton tiré par deux gros chats noirs ». Cette description donne un côté grotesque au personnage car celui-ci apparaît sous un caractère à la fois ridicule, bizarre et insolite, pouvant ainsi provoquer le rire. On peut presque y voir un aspect carnavalesque avec la mention de cette charrette tirée par des chats. À ce sujet, Nathalie Rizzoni écrit dans un article sur les pièces mêlant la féérie et le rire :
Un degré de plus dans la cocasserie est franchi avec la présence d’animaux, fréquente dans les pièces de ce répertoire, incarnés par un ou plusieurs comédiens, dont le costume, les postures et l’agilité physique (c’étaient souvent des acrobates) accréditent l’essence animale en même temps qu’ils la dénoncent […] Le bouleversement du rapport de taille entre l’animal réel et l’animal représenté rehausse l’effet comique : dans Magotin « deux gros chats noirs » tirent le phaéton dans lequel le nain bossu fait son entrée […]19
D’autre part, le physique de Magotin est également décrit par les autres personnages de la pièce comme, par exemple, Arlequin demandant à la Princesse « avez-vous vu ses bosses ? » à la scène 14. Celui-ci fait aussi référence au physique de Bédra lorsqu’il est question de changer l’aspect de Magotin grâce à un enchantement. Lors de cette même scène 6, Arlequin lui dit : « Madame, mais faites d’une pierre deux coups : changez aussi votre figure, car vous avez un air de famille qui pourrait tout gâter ». Cette remarque joue sur l’euphémisme et participe au champ lexical de l’apparence avec l’expression « air de famille ». La Princesse est également décrite, à la première scène, comme « une belle fille » par Bédra ou une « jolie fille » par Arlequin. Elle représente une première figure antithétique pour le personnage de Magotin. Ce rapport d’opposition entre les deux personnages est souligné par Bédra, à la scène 6, lorsqu’elle dit à Magotin : « vous n’êtes pas d’une figure à charmer une princesse prévenue pour un prince tout aimable ». Le personnage d’Arlequin est également sujet de ce règne de l’apparence et se présente aussi en opposition à Magotin lorsqu’il se dit être « ni tordu, ni bossu » à la scène 15 mais aussi lorsqu’il est décrit, à cette même scène, par Frétillonne en des termes tels que « brunet fort ragoutant ».

Cette insistance sur l’apparence démontre le rôle dominant qui est accordé à l’image. Une dominance qui s’affirme dans les ressorts de l’intrigue. Tout d’abord, Arlequin nous rapporte à la scène 1 que Magotin ne tombe pas directement amoureux de la Princesse mais de son portrait qu’il a trouvé. Avant d’aimer une personne, Magotin aime donc une image. Cette idée est confirmée à la scène 9 lorsque Frétillonne dit à la Princesse que Magotin « est épris de [ses] attraits ». L’amour se voit alors dévalorisé par ce jeu des apparences et du travestissement. En effet, l’aspect physique semble être l’élément le plus important dans la naissance du sentiment amoureux. À la scène 13, la Princesse chante « qu’il est bien fait, qu’il est charmant, / Je l’aime […] » au sujet de Magotin dont le physique est changé et embelli par le bouquet de fleurs de la beauté. L’assimilation est complète lorsqu’à la question de Frétillonne : « est-il beau cet amant ? », la Princesse répond : « c’est l’amour même ». Les sentiments de cette dernière changent du tout au tout, s’écriant « Juste ciel ! Quels objets ! » dès lors que Féridon révèle les véritables traits de Magotin et de Bédra à la scène 15.

L’apparence est, ensuite, aussi ce qui pousse à l’usage de la magie, un thème très important de la pièce. La magie est utilisée pour travestir mais aussi pour se travestir. D’une part, Bédra transforme et change à la fois le décor de son antre en un château mais aussi ses serviteurs démons en grâces et en amours. On peut, en effet, trouver les vers suivants à la scène 6 qui apparaissent comme une formule magique : « Que ce désert se change en un riche palais / Vous démons, empruntez les plus aimables traits ». D’autre part, Bédra modifie par la magie à la fois son apparence et celle de son neveu, allant jusqu’à travestir leurs paroles. Toujours à cette même scène 6, Bédra dit à Magotin : « je vais cueillir des fleurs de la beauté, nous nous en ferons deux bouquets qui nous rendront aimables et qui répandront jusque sur nos paroles les grâces les plus séduisantes ». Ces propos suggèrent bien que la magie ne fait pas seulement effet sur l’apparence physique mais aussi sur le langage. On constate un glissement de l’un vers l’autre, comme si le travestissement physique influençait le langage et le travestissait à son tour. Cependant, cette mention suggère en filigrane une première brisure dans l’illusion théâtrale comme si les auteurs justifiaient ici le changement de registre employé par Magotin par la suite. Néanmoins, le travestissement de l’apparence n’en est pas vraiment un car, si Bédra et Magotin changent aux yeux de la princesse, ils ne changent pas aux yeux du spectateur. Ce dernier doit accepter de croire à la magie et aux changements qui ne reposent que sur le jeu des acteurs.

Cette insistance sur l’apparence des êtres, des choses et des mots ainsi que le jeu sur le travestissement sont dénoncés comme un règne de fausseté par les personnages de Frétillonne et d’Arlequin à la scène 15. Cette scène est, en effet, le lieu d’un retour critique des deux personnages sur la mascarade des bouquets. La scène commence avec Frétillonne demandant l’avis d’Arlequin qui présente les bouquets comme « des prodiges. Jamais perruque blonde ni équipage magnifique n’a mieux caché la difformité d’un vieillard décrépit ». On retrouve dans cette réplique un concentré des thèmes de l’apparence et du travestissement. En effet, la perruque et l’équipage renvoient à ce qui tient du costume, le verbe « cacher » appelle aussi bien le travestissement que la fausseté et la mention de « difformité » évoque le règne de l’apparence que l’on a précédemment noté. Le terme de « prodige » est également intéressant parce qu’il renvoie à un « effet surprenant qui arrive contre le cours ordinaire de la nature » selon la définition du Dictionnaire de l’Académie de 1694. Au-delà d’un retour critique, cette scène est également le lieu d’un éloge du naturel. « Mais moi, belle Frétillonne, qui n’ai point de bouquet enchanté, vous me voyez in puris naturalibus » dit Arlequin. Il met en exergue son naturel par cette formule latine, ce à quoi Frétillonne répond : « Oh, je ne m’amuse pas à l’apparence : c’est de la crème fouettée que ces bouquets-là […] le peu que tu as de mérite est solide ». La fin de cette citation témoigne dans le même sens que les propos d’Arlequin. En effet, chaque personnage appuie les propos de l’autre par un commentaire d’assentiment tel que « tu l’as dit » ou « vous avez raison ». Néanmoins, la réplique de Frétillonne est intéressante parce qu’elle rejette les apparences. Elle désigne, en effet, les bouquets par l’expression « crème fouettée » qui renvoie, selon le Dictionnaire de l’Académie, à « un discours où il n’y a que de belles paroles et point de substance, ni rien de solide ». Cette expression met en avant la fausseté du travestissement, elle est renforcée par l’emploi de l’adjectif « solide » pour qualifier les « mérites » d’Arlequin. Elle est, d’autre part, un autre lien entre l’apparence physique et la beauté du langage puisque l’expression renvoie à un discours. Au regard de cette définition, on peut voir l’expression d’une méta-textualité puisque les effets des bouquets, comme nous le précisent les didascalies écrites par nos auteurs, doivent être imaginés par les spectateurs. Du point de vue de l’écriture, les bouquets de la beauté sont donc bien des « belles paroles [sans] substance » si ce n’est pour le jeu des acteurs. Peut-être est-il possible de voir ici, en parallèle avec les propos d’Arlequin sur les perruques et les costumes, un voile levé sur l’illusion théâtrale.

Un goût pour l’Opéra et le conte


L’influence de l’Opéra et du conte dans cette pièce de Lesage et d’Orneval apparaît frappante au regard de l’ensemble de la pièce mais également lorsque l’on s’attache à des scènes en particulier. Dès la distribution, on constate ce goût pour le magique et le merveilleux à travers les mentions telles que « magicienne » ou « prince des génies ». La présence de « démons » renvoie, à elle seule, aux scènes infernales d’Opéra. Il n’est pas difficile de percevoir cette influence du conte, notamment de Charles Perrault, chez d’Orneval lorsque l’on s’attarde sur les pièces qu’il a écrites comme, par exemple, Arlequin roi des ogres ou les bottes de sept lieues en 1720. Magotin datant de 1721, on peut y voir une continuité de cette influence du merveilleux sur l’auteur. Dans son article traitant de l’alliance entre la féérie et le rire dans les pièces foraines, Nathalie Rizzoni écrit que :
Considérant d’une part l’abondance de ce répertoire à coloration merveilleuse, dont une très forte proportion reste inédite (sans doute parce que ces textes ne répondaient pas aux critères « d’honorabilité » littéraire requis pour l’édition), et considérant d’autre part son succès pendant des lustres sous diverses formes […] il est manifeste que le public aimait à retrouver sur la scène le plaisir qui était le sien à la lecture des contes merveilleux alors très en vogue.20
De fait, dans le Prologue d’Acajou datant de 1743, Pannard évoque cette inspiration de la féérie sur l’écriture des auteurs forains. En effet, faisant parler le personnage de l’Auteur, Pannard écrit : « J’ai fait entrer dans mon ouvrage, les principaux incidents d’un conte de fée à la mode […] » 21. Avec ce prologue, Pannard vient confirmer avec plus de véracité les propos de Nathalie Rizzoni.

Mais, si la pièce paraît si chargée de cet univers magique et infernal, c’est bien parce que la pièce forgent cette ambiance à la fois à travers le décor et les accessoires mais aussi par les propos des personnages. L’ouverture de la première scène sur ce décor montagneux prend presque des allures de mythe avec la mention faite de la « caverne ». Les didascalies nous révèlent toute une liste d’accessoires, tels que le « grimoire » ou les « petites fioles », qui participe à l’éveil du merveilleux et appellent au conte de fées. Il est aussi possible de noter les mentions de baguettes magiques à la scène 4 pour Bédra et à la scène 17 pour Féridon. Les champs lexicaux du magique et du démoniaque comme les mentions d’« enchanteur », « enchantement »,  « sort », « cérémonie », « enfer » ou encore « magie » ainsi que la répétition du terme de « diable » aident à tisser cette trame de fond. On a véritablement l’impression que cette première scène est là pour nous « accoutumer à la magie », nous spectateur, plutôt qu’Arlequin qui en a peur. Et, de fait, certains usages magiques nécessitent l’adhésion du public. Comme l’écrivent les frères Parfaict, « le sujet de cette pièce est dans le goût des contes de fées, et a besoin du secours de la représentation et du jeu des acteurs »22. La magie dépend finalement beaucoup de la capacité du public à croire et de celle des acteurs à faire croire. C’est le cas, par exemple, de l’usage des « fleurs de la beauté » pour modifier l’apparence de Bédra et de Magotin à partir de la scène 12. On peut voir ici l’illusion théâtrale ; les auteurs comptent sur la complicité du public pour qu’il imagine que la magie de Bédra fonctionne. On a l’idée d’un pacte avec le spectateur.

Il transparaît également un goût pour le spectaculaire qui vient de l’Opéra et qui est justifié, dans la pièce, par la présence de la magie. On trouve, en effet, à travers les didascalies des indications qui laissent à penser à l’usage de machines comme à l’Opéra. Songeons à la dernière scène qui fait entrer en scène Féridon sur « un char lumineux » mais aussi les différentes mentions qui accompagnent les apparitions des démons. À la scène 4, l’usage de la trappe est employé dans les didascalies qui font paraître un démon « du sein de la terre avec des flammes et de la fumée ». On trouve également la mention de « quatre serpents qui montent jusqu’au cintre et disparaissent » dans la première scène, qui n’est pas sans rappeler les monstres employés pour parodier les opéras comme le dragon de Cadmus et Hermione. Il est intéressant de noter que les décors et les machines employées dans notre pièce semblent être colossaux. On peut voir la parodie transparaître à travers ces décors lorsque, à la fin de la scène 6, Bédra dit « que ce désert se change en un riche palais ». Il peut, en effet, s’agir d’une référence à l’opéra, Armide, de Lully et Quinault où les décors oscillent entre le désert et le palais d’Armide23. La parodie atteint des sommets à partir du moment où les démons sont également travestis en grâces et en amours rappelant, là encore, des scènes de divertissement de l’Opéra. On peut presque imaginer le déguisement un peu grossier des démons pour faire rire le public en brisant l’illusion théâtrale mise en place par Bédra pour la Princesse. On retrouve aussi la parodie de l’Opéra à travers certains airs comme « Les trembleurs d’Isis » de Jean-Baptiste Lully dans la scène 16 mais aussi par l’arrivée fortuite de Féridon. Le personnage vient, en une scène qui sera sa seule apparition, mettre fin à la mascarade et régler les méfaits pour rendre la Princesse à son Prince. Ce rôle qui vient clôturer un peu abruptement la pièce fait écho à l’intervention divine de certains opéras comme, par exemple, l’intervention de Diane dans Hippolyte et Aricie.

Les différentes facettes du comique


La pièce de Lesage et d’Orneval ne manque, cependant, pas de comique. Si la parodie peut être une partie de ce qui constitue le comique, la pièce se construit autour d’autres éléments portés par le rire.
Il est possible, tout d’abord, de relever un comique de mot. Celui-ci passe par des jeux avec les mots comme c’est le cas à la scène 15 lorsqu’Arlequin chante : « Je suis donc votre affaire / Et zon, zon zon. / Que nous frétillerons ». Le jeu de mot repose sur le fait qu’il s’adresse au personnage de Frétillonne avec qui il vient de s’accorder sur leur future union et dont le nom établi une amusante correspondance. Il est, d’autre part, presque possible de voir ici une allusion grivoise. Ce comique de mot passe également par des jeux avec des expressions lexicalisées. Songeons, par exemple, à la scène 13, lorsqu’Arlequin s’écrit : « ma foi, la vache est à nous ». Il existe, en effet, un proverbe qui dit « s’il ne tient qu’à jurer, la vache est à nous » qui signifie qu’un serment ne coûte rien. Le comique s’insère ici dans le fait que la vache renvoie à la Princesse de Moussel qui est mystifiée à la fois par les bouquets et l’eau de l’oubli de telle sorte que Magotin ne s’est donné aucune peine pour la séduire et gagner son affection. D’autre part, tout un pan de l’humour se base sur un jeu avec un patois inventé. Il s’agit tout particulièrement des scènes qui concernent Bédra et les démons. On trouve, en effet, des propos tels que « Gobinar Moussel torda cacou » qu’Arlequin interprète par « que parlez-vous de tordre le cou ? » à la scène 5. Si le patois peut provoquer l’humour en lui-même, il est intensifié par les interventions d’Arlequin qui tente de les traduire. On trouve, par exemple, « Cornaro Phlegeton Lalabastra » qu’Arlequin traduit par « Gare les cornes » à la scène 1. Le trait d’humour réside sur l’homophonie entre le patois incompréhensible et les propos grivois d’Arlequin. En effet, les cornes renvoient traditionnellement au cocuage.

Cette dernière idée nous renvoie à un autre type d’humour, il s’agit du gros comique. En plus du cocuage, on trouve d’autres éléments constitutifs du gros comique tels que des références sexuelles comme à la scène 3 où le personnage d’Arlequin dit : « c’n’est pas pour nous que le four chauffe » ou bien des références scatologiques comme à la scène 1 où, encore une fois, Arlequin dit : « je me souviens encore de la dernière fois que vous fîtes venir ce vilain Diable, j’en fus pour une doublure de culotte ». On comprend, en effet, que la couardise d’Arlequin est telle que la peur lui cause de souiller la doublure de sa culotte. Avec ce type de comique, notre pièce frôle la farce. Dans son article où elle cherche à ne pas réduire la farce au gros comique, Bernadette Rey-Flaud concède néanmoins que le genre est lié à ce comique obscène ainsi qu’à « son interprète, badin, niais, nous dirions aujourd’hui clown, en insistant sur les aspects licencieux du comique »24. L’adjectif « niais » est, d’autre part, intéressant parce qu’il est très souvent employé par le scripteur pour décrire l’attitude de Magotin.

Notons, d’autre part, qu’Arlequin est le personnage qui porte principalement le comique de la pièce de Lesage et d’Orneval. Il remplit, en effet, son rôle de zanni allant jusqu’à jouer de lazzi dans la scène 1 lorsqu’il fait « des passades et des caracoles » ou lorsqu’il imite « [les] grimaces et [les] contorsions » de Bédra. Néanmoins, si ce gros comique est important, il est possible de relever un comique plus subtile. Le personnage d’Arlequin, indéniablement le représentant du comique dans la pièce, joue également avec l’euphémisme pour provoquer l’humour. Il atténue, en effet, l’expression de certains événements ou de certaines idées comme lorsqu’il qualifie les serpents de la scène 1 de « vilaines anguilles » ou bien lorsqu’il dit à Bédra qu’elle doit changer son propre visage parce qu’elle a « un air de famille qui pourrait tout gâter » à la scène 6. L’humour survient parce qu’il ne dit pas clairement que Bédra est laide mais qu’il le suggère plutôt de façon indirecte et atténuée.

Le comique transparaît donc bien à différents niveaux, donnant du relief à la pièce de Lesage et d’Orneval.

Des parallèles troublants avec Marivaux


Notre pièce semble s’inscrire dans une lignée de pièces empreintes de féérie comme le suggère Nathalie Rizzoni lorsqu’elle écrit au sujet des thèmes de ces pièces que :
Cette suspension de la vraisemblance, requise par une dramaturgie en partie fondée sur l’inattendu, le renversement et l’extraordinaire, caractérise un vaste pan des répertoires de la Foire de la première moitié du dix-huitième siècle, bâti sans vergogne sur les débris merveilleux des pièces de Fatouville, Regnard, Dufresny et Brugière de Barante – ces deux derniers étant les maîtres insurpassables du merveilleux comique avec leur comédie Les Fées ou les Contes de ma Mère l’Oie […], dont les inventions délirantes rayonneront longtemps dans un grand nombre d’œuvres dramatiques comme autant de citations implicites.25
Ceci étant posé, il nous est possible d’établir des parallèles davantage troublants, de par sa date et ses thèmes, entre Magotin et la pièce de Marivaux, Arlequin poli par l’amour. Tout d’abord, la pièce de Lesage et d’Orneval date de 1721 alors que la pièce de Marivaux date de 1720. Le rapprochement temporel permet donc d’imaginer que le succès de la pièce de Marivaux a pu pousser nos deux auteurs à s’en inspirer. Mais, si les dates de représentations des pièces nous offrent un premier point d’ancrage, le choix d’un thème merveilleux et magique où se mêlent l’influence du conte et de l’Opéra nous permet d’établir un second point de comparaison solide.

Arlequin poli par l’amour de Marivaux (1720)
Magotin de Lesage et D’Orneval (1721)
La Fée
Trivelin, domestique de la fée.
Arlequin, jeune homme enlevé par la fée.
Silvia, bergère, amante d’Arlequin.
Un Berger, amoureux de Silvia.
Autre Bergère, cousine de Silvia.
Troupe de danseurs et chanteurs.
Troupe de lutins.
Bédra, magicienne.
Magotin, son neveu.
Arlequin, valet de Magotin.
frétillonne, suivante de Bédra.
Féridon, prince des Génies.
la princesse de Moussel.
démons.

Figure 6 : Tableau représentant les distributions des pièces de Marivaux et de Lesage et D’Orneval.
En observant la distribution des deux pièces, il est possible d’apercevoir des similitudes qui ne sont pas négligeables. Ainsi, comme le montre le tableau suivant dans lequel nous avons placé en parallèle les deux distributions, on peut par exemple rapprocher le personnage de Bédra à celui de la Fée. Les deux personnages possèdent tous deux des pouvoirs magiques qu’ils emploient afin de servir des desseins amoureux. Dans la pièce de Marivaux, la Fée agit pour elle-même, voulant faire sien Arlequin ; alors que, dans la pièce de Lesage et d’Orneval, Bédra agit pour son neveu Magotin qui est tombé amoureux de la Princesse de Moussel.

Ce tableau met donc en exergue que certains rôles se ressemblent aux premiers abords. Le personnage de Magotin, par exemple, peut être rapproché du personnage d’Arlequin de Marivaux à la fois pour ses similitudes et ses contrastes. En effet, les deux personnages sont liés aux personnages de la Fée et de Bédra. Ils se présentent comme des êtres rivés à leurs désirs primaires tels que la nourriture et la distraction ; à la scène 16, Magotin chante : « Amis que chacun danse, / Qu’on commence par-là, / Ensuite ira la panse […] » lorsqu’à la scène 3 de la pièce de Marivaux, Arlequin exprime de façon simpliste ses désirs : « je m’ennuis », « divertir, divertir » ou « je sens un grand appétit ». Les deux personnages présentent également la même attitude. Dans l’Arlequin poli par l’amour, le personnage se met « à rire niaisement » à la scène 1, quand le personnage de Magotin est décrit comme ayant « un air niais » à la scène 4 de la pièce de Lesage et d’Orneval. Néanmoins, dans ce rapprochement, des contrastes sont mis en place. Lorsque l’Arlequin de Marivaux est décrit comme un « beau jeune homme » à la scène 1, Magotin est présenté « un petit bossu, tortu et boiteux » à la scène 4. D’ailleurs, son nom même annonce son aspect puisqu’un magot renvoie à un homme laid. D’autre part, lorsqu’Arlequin se polie avec la naissance du sentiment amoureux, Magotin lui reste le même. Pire, il a recourt à la magie pour modifier son apparence et ses manières. Si l’amour change les manières et le parler d’Arlequin, les fleurs ne font que camoufler Magotin comme le suggèrent les paroles de Bédra à la scène 5 lorsqu’elle dit : « nous nous en ferons deux bouquets qui nous rendront aimables, ce qui répandront jusque sur nos paroles les grâces les plus séduisantes ». Magotin ne change donc que la « surface » de son être lorsque l’Arlequin de Marivaux change en profondeur, de l’intérieur.

Cette distinction est sans doute ce qui permet d’expliquer les destins si différents des deux personnages mais on peut aussi considérer que la raison qui fait diverger les deux personnages est que le personnage de Magotin peut être rapproché de celui de la Fée. En effet, dans la pièce de Marivaux, c’est le désir amoureux qu’éprouve la Fée pour Arlequin qui la pousse à enlever celui-ci comme c’est le désir de Magotin pour la Princesse de Moussel qui pousse Bédra à la faire enlever par les démons. Ce motif de l’enlèvement nous permet aussi de rapprocher le personnage de Silvia dans l’Arlequin poli par l’amour à celui de la Princesse ainsi que la troupe de lutins aux démons. Silvia est, en effet, enlevée par les lutins à la scène 13 de la pièce de Marivaux quand la Princesse de Moussel est enlevée par les démons à la scène 7 de la pièce de Lesage et d’Orneval. La différence entre lutins et démons laissent à penser que Magotin tend davantage vers l’influence de l’Opéra que la pièce de Marivaux qui apparait davantage influencer par le conte de fée et la pastorale.

Ce motif de l’enlèvement n’est pas le seul motif commun aux deux pièces. En effet, on peut relever que les deux pièces proposent des divertissements comme des cadeaux offerts à l’être aimé. Chez Marivaux, il s’agit de la scène 3 où la Fée offre un spectacle à Arlequin alors que, chez Lesage et d’Orneval, il s’agit de la scène 16. Bédra avait déjà annoncé la fête à la scène 13 en disant « Princesse, je vais tout préparer pour vous bien recevoir et vous envoyer, en attendant mieux, de jolis danseurs et de gentilles danseuses pour vous amuser » ; des propos qui font écho à ceux de la Fée lorsqu’elle dit à Arlequin « nous allons tâcher de vous divertir », à la fin de la scène 2. Il nous faut préciser que si la troupe de danseurs et de musiciens n’est pas précisée dans la distribution de Lesage et d’Orneval comme c’est le cas dans la pièce de Marivaux, elle apparait néanmoins au fil de la pièce. Les danseurs sont suggérés par les propos de Bédra que nous venons de citer lorsque les musiciens apparaissent à travers les didascalies de la scène 15 lorsqu’il est écrit : « On entend les violons que Magotin amène ». On peut aussi voir un autre motif correspondre entre les deux pièces dans l’usage de la magie. Du côté d’Arlequin poli par l’amour, nous avons l’anneau d’invisibilité lorsque nous avons, du côté de Magotin, les bouquets de fleurs de la beauté. Les deux objets magiques agissent sur l’apparence de son porteur et, d’un point de vue dramaturgique, demandent la complicité du spectateur. Comme on a pu l’évoquer précédemment pour le bouquet de fleur, le spectateur doit imaginer que la magie fonctionne dans les deux cas.


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1 Jean-Louis Debauve relève que « Le Sage » est orthographié en deux mots plusieurs écrits autographes (« Nouvelles données biographiques parisiennes », In Lesage, écrivain (1695-1735), éd. Jacques Wagner, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 5.
2 Jean-Louis Debaude, Art. cit., p. 13.
3 Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, 1763, p. 624-625.
4 Joseph de Laporte et Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, Dictionnaire dramatique, Paris, 1776, T.2, p. 540.
5 François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français, Paris, 1767, T. 4, p. 36-41.
6 Notice de Jeanne-Marie Hostiou pour « Lesage et D’Orneval, L’Ombre de la Foire » In Théâtre de la Foire : anthologie de pièces inédites 1712-1732, éd. Françoise Rubellin, Montpellier, Ed. Espaces 34, 2005, p. 221.
7 On trouvera, en annexe 2, un tableau récapitulant les interdictions auxquelles sont soumis les auteurs et les solutions trouvées pour les contourner.
8 Jeanne-Marie Hostiou, Op. Cit., p. 222.
9 Jean-Louis Debauve, Op. Cit., p. 71.
10 Alain-René Lesage et Jean-Philippe d’Orneval, Le Théâtre de la Foire, ou l’Opéra-Comique. Contenant les meilleurs pièces qui ont été représentées aux foires de S. Germain et de S. Laurent: enrichies d4estampes en taille douce, avec une table de tous les vaudevilles et autres airs gravez-notez à la fin de chaque volume, 10 vol., Paris, Ganeau, 1721-1737.
11 Isabelle Martin, Le Théâtre de la Foire, des tréteaux aux boulevards, Oxford, Voltaire Fondation, 2002, p. 86.
12 On trouvera, en annexe 3, un extrait du manuscrit utilisé où il y a un autographe de l’ami de d’Orneval qui a recopié la pièce.
13 Voir la notice consacrée à Nicolas Fromaget pour Les Noms en Blanc.
14 Il s’agit de comédie épisodique.
15 Il s’agit du latin « Et caetera ».
16 Bonne fortune : « en termes de galanterie, se dit des faveurs d’une femme. » (Acad. 1835).
17 Emile Campardon, Les Spectacles de la Foire, Nancy, 1877, T.1, p. 337-340.
18 Ibidem, p. 376.
19 Nathalie Rizzoni, « Féerire à la foire » In Féeries, 2008, p. 51-77.
20 Nathalie Rizzoni, Art. Cit., p. 51-77.
21 On trouvera, en annexe 5, la transcription du Prologue d’Acajou de Pannard (1749) représenté à la FSG.
22 François et Claude Parfaict, Op. Cit., T. 3, p. 290-291.
23 On trouvera, en annexe 8, un tableau regroupant les opéras de Lully.
24 Bernadette Rey-Flaud, « Le comique de la farce », In Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1985, N°37, p. 56.

25 Nathalie Rizzoni, Art. Cit., p. 51-77.

1 commentaire:

  1. Bonjour Ju Ti,
    Dans le cadre d'un mémoire de recherche de master 2, j'étudie Magotin de Lesage. Pourrais-je vous contacter par mail afin d'échanger avec vous ?
    Bien à vous

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