Une pièce à deux auteurs
Alain-René Lesage
Alain-René Lesage (ou Le Sage1)
naît à Sarzeau, dans le Morbihan, le 8 mai 1668. Issu d’une
famille de gens de robe, il devient orphelin dès l’âge de 14 ans
et est mis sous la tutelle de son oncle. Il fait des études au
collège jésuite de Vannes jusqu’en 1690. Il réapparaît à Paris
où il fait des études de droit et de philosophie. Ce qui est
certain, c’est qu’en 1694, il épouse Marie Huyard, fille d’un
bourgeois de Paris. L’acte de mariage le présente par le titre
d’« avocat » mais, selon Jean-Louis Debaude2,
il n’aurait jamais plaidé. De cette union, il naît quatre
enfants. L’aîné et le troisième fils deviennent comédiens
connus respectivement sous les noms de Montmeny et Pittenec ; si
l’on ne trouve trace de son unique fille, on sait que son second
fils devient chanoine et que c’est chez ce dernier qu’il décède
à l’âge de 84 ans, en 1747, sourd et désargenté.
La vie de Lesage est marquée par
l’absence de bien, il semblerait que l’héritage laissé par ses
parents ait été dilapidé par son tuteur. Dans son Dictionnaire
portatif historique et littéraire des théâtres, Antoine de
Léris souligne que Lesage « malgré tous ses talents, n’a
jamais été favorisé de la fortune ; un goût décidé pour
l’indépendance, lui fit toujours négliger les moyens de
s’avancer »3.
Il n’accepte, en effet, que la pension annuelle de 600 livres que
lui verse l’abbé de Lionne à partir de 1698. Dans une relative
pauvreté, il lui est nécessaire de vivre de sa plume. Il s’emploie
à divers travaux littéraires tels que la traduction et l’adaptation
d’œuvres grecques et espagnoles, d’une part, et l’écriture
d’œuvres romanesques et dramatiques, d’autre part. Citons, pour
illustrer nos propos, les publications des Lettres galantes
d’Aristénète traduites grec en 1695 et de deux comédies
espagnoles, Le Traître puni de Francisco de Rojas et Don
Félix de Mendoce de Lope de Vega, en 1700.
S’il connait un début timide à la
Comédie-Française en 1702 avec une pièce de Rojas, il y obtient un
franc succès en 1707 avec Crispin, rival de son maître. Un
succès qui se décline en librairie avec son roman inspiré de Luis
Velez De Guevara, Le Diable boiteux. Cependant, le tournant
décisif de sa carrière a lieu en 1709 avec l’« affaire
Turcaret ». En effet, si la pièce de Lesage est couronnée de
succès, la Comédie-Française arrête les représentations, cédant
aux pressions du milieu financier qui était le sujet de la satire du
personnage principal de la pièce du même nom. Cette affaire le
pousse finalement à se détourner de la Comédie-Française pour qui
il ne fournira presque plus de pièces.
Si des doutes demeurent sur son statut
d’auteur pour la pièce Arlequin baron allemand en 1712, on
peut assurer avec confiance que Lesage se fait une place à la Foire
avec le succès de son Arlequin roi de Serendib en 1713. Avec
une centaine de pièces jusqu’en 1738, il devient dès lors l’un
des principaux fournisseurs de la Foire. Cependant, une grande partie
de ces pièces est faite en société. Aux nombres de ces
collaborations, on compte Fuzelier mais aussi d’Orneval que l’on
va présenter par la suite. Il est important de noter que
parallèlement à son travail de dramaturge, Lesage écrit aussi des
romans. On a évoqué précédemment Le Diable boiteux mais on
peut aussi songer à Gil Blas de Santillane de 1715-1735.
Jacques-Philippe d’Orneval
Jacques-Philippe d’Orneval (ou Dorneval) naît à Paris à une date
inconnue et meurt en 1766 ou 1767 « peu riche » et à
« un âge très avancé s’occupant de la pierre
philosophale » écrit Chamfort dans son Dictionnaire
dramatique4.
Pour les frères Parfaict, d’Orneval est seulement présenté comme
celui qui « a composé pour le Théâtre italien, en société
avec Messieurs Lesage et Fuzelier »5.
Les informations biographiques le concernant se bornent donc à des
détails infimes et superficiels qui ne nous révèlent rien sur
l’homme et son parcours. Cependant, comme le remarque
judicieusement Jeanne-Marie Hostiou, « si la vie de l’auteur
n’a laissé aucune trace, on peut donc faire cette déduction :
d’Orneval a vécu en dehors de toute logique de consécration et en
marge du cursus honorum de l’homme de lettres du XVIIIe
s. »6.
Si la vie d’Orneval reste donc
pénétrée par le mystère, il nous est cependant possible de rendre
compte de son œuvre. À la différence de Lesage qui écrit des
romans, d’Orneval est un auteur qui écrit exclusivement pour la
Foire de 1712 à 1732. À l’exception de quelques pièces pour les
Italiens, il ne sort jamais du cadre de la Foire. Pendant la période
de censure à laquelle sont soumis les théâtres forains, il
participe au développement de nouvelles formes dramaturgiques pour
contrer les interdictions telles que le monologue ou les pièces par
écriteaux7.
Hors de ces moments de frictions entre les théâtres officiels et
les forains, d’Orneval contribue à forger les genres heureux de la
Foire tels que la parodie, le prologue mais surtout l’Opéra-comique.
Dans le TFLO, Carolet remarque que d’Orneval à pleinement
contribué à construire la « gloire » du théâtre de la
foire. Au total, on compte à peu près 90 pièces dans le répertoire
du dramaturge dont 64 ont été écrites entre les années 1720 et
1730. Ce qui est surprenant, lorsque l’on adopte un regard
synoptique, est que d’Orneval n’a écrit que très peu de pièces
seul. Les frères Parfaict comptent 7 pièces : Arlequin
gentilhomme malgré lui ou l’amant supposé (3 actes, 1716), Le
Jugement de Pâris (3 actes, 1718), L’Île de Gougou (3
actes, 1720), Le Diable d’Argent (1 acte, 1720), Arlequin
roi des ogres ou les bottes de sept lieues (1 acte, 1720) et La
Queue de la vérité (1 acte, 1720).
Si cette liste est à prendre avec des
précautions puisque les sources sont parfois incertaines, elle ne
met que davantage en exergue le fait que d’Orneval fut un auteur
qui travailla beaucoup en duo (notamment avec Lesage) ou en trio
(avec Lesage et Fuzelier). Nous présenterons plus détails, par la
suite, sa collaboration avec Lesage. On peut conclure cette
présentation avec les propos de Jeanne-Marie Hostiou lorsqu’elle
résume d’Orneval comme un « auteur prolifique et central
dans l’histoire de la Foire […] qui est resté dans l’ombre de
son principal collaborateur »8.
Leur collaboration
Lesage et d’Orneval sont des auteurs qui travaillent donc
énormément ensemble, qu’il s’agisse d’un projet éditorial
avec la publication d’une Anthologie du Théâtre de la Foire et
de l’Opéra-Comique de 1721 à 1737, ou bien seulement
l’écriture de pièces pour les théâtres forains. Il semblerait
que « la Foire Saint-Germain de 1716 marquerait donc le
commencement de l'association [...] entre Lesage et d’Orneval »9.
Du point de vue dramaturgique, Lesage
est, sans aucun doute, l’auteur avec lequel d’Orneval travaille
le plus. À partir des pièces recensées par le site CESAR pour
chacun des deux auteurs, on a pu reconstituer en recoupant les
données le nombre de pièces pour lesquelles Lesage et d’Orneval
ont travaillé en collaboration. Le graphique qui suit met en exergue
que sur les 90 pièces que d’Orneval a écrites, 82 sont le fruit
d’une collaboration avec Lesage.
Figure 1 : Graphique représentant le nombre de pièces par auteurs et
en collaboration.
Il nous
faut cependant souligner que le graphique précédant ne rend pas
compte des pièces que Lesage et d’Orneval ont pu écrire avec un
troisième collaborateur. En effet, lorsque d’Orneval travaille
avec d’autres auteurs tels qu’Autreau, La Font, Pannard ou Piron,
on remarque Lesage est systématiquement au nombre de ceux-ci. En se
basant sur le TFLO10,
on remarque qu’il y a de nombreuses pièces qui sont le travail du
trio Lesage, d’Orneval et Fuzelier pour une période qui s’étend
de 1716 à 1730. Le graphique suivant rend compte de notre relevé
des pièces au terme duquel on a pu constater que, sur un nombre
total de 36 pièces, la collaboration de Lesage, d’Orneval et
Fuzelier correspond à 19 pièces.
Figure 2 : Graphiques représentant les pièces écrites en
collaboration.
Il faut
néanmoins nuancer ces chiffres car l’anthologie de Lesage et
d’Orneval, comme son nom l’indique, sélectionne une partie du
théâtre forain. La liste des pièces données n’est donc pas
exhaustive, elle est le fruit d’une sélection et renvoie une
« image déformée, épurée, prismée du Théâtre de la
Foire »11.
Le manuscrit
Notre édition de la pièce de Lesage et d’Orneval, Magotin,
est établie à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque
nationale de France sous la cote f.fr. 25471
(f° 161-187). Ce manuscrit a été copié par un certain Challoup,
ami de d’Orneval12.
Notons, cependant, que nous disposons
de deux manuscrits pour cette pièce : le manuscrit sous la cote
f.fr. 25471
(f° 161-187), que l’on nommera M1, et le manuscrit sous la cote
f.fr. 9314 (f°
68-77),
que l’on nommera M2. Après comparaison des deux manuscrits, nous
avons choisi le M1 pour éditer notre pièce parce qu’il était
davantage complet en ce qui concerne les didascalies. Pour ne citer
qu’un exemple, on peut s’intéresser à la première didascalie
de la pièce qui pose le décor. On trouve dans le M1 :
Le Théâtre représente dans l’enfoncement, une
montagne au pied de laquelle est une caverne éclairée par
une lampe pendue à la voûte. On y voit la vieille magicienne
Bédra qui lit dans un grimoire sur une petite table, où il y
a deux petites fioles.
Alors que l’on trouve dans le M2 :
Le Théâtre représente dans l’enfoncement une
montagne et une caverne éclairée par une lampe. On y voit la
vieille magicienne Bédra lisant sur une petite table, où il
y a deux petites fioles.
En les mettant en parallèle, on
s’aperçoit donc que le M1 apporte davantage d’éléments sur la
mise en scène que le M2 grâce à des didascalies plus précises.
Cette disparité nous a donc poussé à choisir le manuscrit qui
était le plus complet. On trouvera cependant, en annexe 4, un
tableau proposant, par scènes, un relevé comparant les différences
qui existent entre les deux manuscrits. Cela étant dit, plusieurs
hypothèses peuvent être avancées concernant le manuscrit le plus
ancien. Soit l’on considère que le M2, moins développé, n’est
pas le manuscrit original mais une copie destinée à la censure ;
soit l’on considère que le M1, très précis sur la mise en scène,
n’est pas le manuscrit original mais plutôt une copie faite après
que le scripteur ait vu la représentation de la pièce.
Il est cependant intéressant de noter
que le M2 nous rapporte une description faite de la pièce, tel un
compte-rendu, par un contemporain. Selon Françoise Rubellin, la
graphie semble être celle du marquis d’Argenson, amateurs et
collectionneur de pièces13.
Nous insérons ici l’extrait en question :
Figure 3 : Extrait du manuscrit sous la cote f.fr.
9314 où
apparaît l’écriture du marquis d’Argenson.
Le génie Bonsens rompt les charmes de Trompeuse,
arrache les présents talismaniques et fait connaître la juste
valeur des personnages. Allégorie perpétuelle critique.
La fée trompeuse 1 acte épisode14 :
la fée donne à ceux qu’elle veut faire passer pour ce qu’ils ne
sont pas, des talismans attachés à quelque signe extérieur comme
un bouquet enchanté une un etca etca15
et par ce secours l’un à qui son talisman inspire des phrases
extraordinaires passe pour tel, l’autre pour homme à bonnes
fortunes16.
Françoise Rubellin propose de voir le
signe « + » au début comme un signe d’insertion et
donc que les trois premières lignes doivent se placer après le bas
de la page.
Représentations et réceptions
Magotin est représentée en février 1721 à la Foire
Saint-Germain à la loge du préau. La pièce est représentée par
la troupe de Francisque et précédée de L’Ombre d’Alard
(un prologue) et suivie de Robinson (une pièce d’un acte).
Le tableau qui suit a été établi à partir des informations
recueillies par le site CESAR. Il met en exergue les pièces
représentées à la Loge du Préau selon les différentes années.
Figure 4 : Tableau représentant les pièces données à la Logue du
Préau.
Ce tableau
nous permet de constater que, sur l’année 1721, les pièces
représentées sont toutes des pièces écrites en collaboration par
deux ou plusieurs auteurs dont trois pièces sont le fait d’une
collaboration entre Lesage et d’Orneval, comme c’est le cas de
Magotin.
Hypothèses sur les acteurs
Selon le dictionnaire des frères Parfaict, la pièce aurait été
jouée par la troupe de Francisque, c’est-à-dire la troupe dont
François Moylin (ou Molin) était le directeur. Le tableau suivant a
été établi à partir du site CESAR. Il représente les différents
membres de la troupe de Francisque et nous permet de nous faire une
idée sur les acteurs de notre pièce.
Figure 5 : Tableau représentant les membres de la troupe de François
Molin.
À partir
de ces informations, il nous est possible d’écarter ou de mettre
en exergue certains membres de la troupe. Selon CESAR, M. Bréon est
mort en 1720. Il n’a donc pu jouer dans notre pièce, Magotin,
qui date de 1721. S’attachant à la personne de François Moylin,
Campardon écrit, dans son dictionnaire, qu’en 1720 sa « troupe
composée en grande partie de sa famille […] où son frère Simon
faisait les Arlequins […] »17.
Au travers de ces explications, on peut donc supposer, avec beaucoup
de prudence néanmoins, que Simon Moylin fut celui qui joua le
personnage d’Arlequin dans notre pièce. Toujours selon Campardon,
il semblerait que M. Sallé « parut d’abord, en 1722, sur le
théâtre de Francisque »18,
il n’aurait donc pas participé à notre pièce.
Argument de la pièce
La pièce s’ouvre sur un décor montagneux disposant d’une
caverne, Arlequin entre en scène et annonce à Bédra, une
magicienne, que son neveu Magotin, laid et difforme, est en prise
avec un formidable enchantement (scène 1). Elle croit d’abord que
son ennemi Féridon en est à l’origine mais Arlequin lui annonce
que Magotin est amoureux. Un problème demeure néanmoins ; ils
ignorent qui est la jeune femme. Magotin s’en est épris en
trouvant un portrait sur la route de Moussel. Bédra use de magie
pour découvrir l’identité de la jeune fille, les démons qu’elle
invoque l’informent qu’il s’agit de la Princesse de Moussel
mais que celle-ci est sur le point d’épouser le Prince de Belsova
(scènes 2 et 3). Bédra annonce la nouvelle à Magotin qui s’obstine
et supplie sa tante. Celle-ci résiste mais finit par se laisser
convaincre lorsqu’Arlequin se joint aux suppliques de son maitre.
Bédra convoque à nouveau ses démons pour enlever la Princesse de
Moussel (scènes 4 et 5). Cela fait, Bédra transforme par magie
l’apparence des lieux en un palais et emmène Magotin avec elle
pour changer leurs apparences respectives grâce à « des
fleurs de la beauté » (scène 6). Les démons ramènent la
Princesse (scène 7) et Frétillonne lui explique où elle se trouve
et pourquoi : « Vous êtes dans le beau palais / D’un
prince adorable / Il est épris de vos attraits ».
Aux termes de ces explications, la Princesse ne supporte pas
l’idée d’être séparée de son Prince et finit par s’évanouir
(scène 9). Frétillonne fait prendre à la Princesse « l’eau
de l’oubli » donnée par Bédra qui, comme son nom l’indique,
lui fait oublier son Prince et la rend gaie et réceptive à la
mascarade organisée par la magicienne (scènes 10 et 11). Bédra et
Magotin paraissent successivement, parés de bouquets de fleurs qui
trompent la Princesse sur leurs véritables apparences (scènes 12 et
13). Bédra annonce un divertissement fait de danseurs et de
musiciens en l’honneur de la Princesse. La Princesse est charmée
mais découvre une première fois le subterfuge en voulant acquérir,
par galanterie, le bouquet de Magotin qui lui reprend vivement (scène
14). La Princesse pense donc avoir été momentanément éblouie et
accepte d’épouser Magotin en lui répondant : « Elle
devine bien sans peine, / Vous voulez être mon époux ».
Alors qu’ils sortent, Frétillonne et
Arlequin commentent la scène qui vient juste de se dérouler. Ils
font l’éloge du naturel et forment également un engagement (scène
15). On assiste ensuite à un divertissement où les personnages
dansent et chantent, entourés par les démons déguisés en grâces
et en amours ; cependant, au moment du coucher, le tonnerre
éclate et Féridon fait son entrée sur un char lumineux (scènes 16
et 17). La pièce se finit donc alors que Féridon rétablie la
vérité en dévoilant la mascarade, faisant fuir Bédra et Magotin.
Il ramène la Princesse à son Prince.
Commentaire
Un jeu sur l’apparence et le travestissement
Lorsque l’on adopte un point de vue synoptique sur la pièce de
Lesage et d’Orneval, il est possible de distinguer une mise en
avant du thème de l’apparence et du travestissement ainsi qu’un
jeu avec celui-ci.
Avant tout autre développement, on se
doit de mettre en exergue que la pièce fait souvent mention de
l’aspect physique des personnages, qu’il s’agisse de
didascalies ou bien des paroles de ceux-ci. On trouve, d’autre
part, des champs lexicaux en rapport avec le physique, la beauté et
la laideur. Magotin est, dès son nom qui renvoie à un homme laid,
une référence à l’importance que prend le physique dans la
pièce. Lors de sa première apparition à la scène 4, les
didascalies le décrivent comme « un petit bossu, tortu et
boiteux [qui] arrive dans un phaéton tiré par deux gros chats
noirs ». Cette description donne un côté grotesque au
personnage car celui-ci apparaît sous un caractère à la fois
ridicule, bizarre et insolite, pouvant ainsi provoquer le rire. On
peut presque y voir un aspect carnavalesque avec la mention de cette
charrette tirée par des chats. À ce sujet, Nathalie Rizzoni écrit
dans un article sur les pièces mêlant la féérie et le rire :
Un degré de plus dans la cocasserie est franchi avec la
présence d’animaux, fréquente dans les pièces de ce répertoire,
incarnés par un ou plusieurs comédiens, dont le costume, les
postures et l’agilité physique (c’étaient souvent des
acrobates) accréditent l’essence animale en même temps qu’ils
la dénoncent […] Le bouleversement du rapport de taille entre
l’animal réel et l’animal représenté rehausse l’effet
comique : dans Magotin
« deux gros chats noirs » tirent le phaéton dans lequel
le nain bossu fait son entrée […]19
D’autre part, le physique de Magotin
est également décrit par les autres personnages de la pièce comme,
par exemple, Arlequin demandant à la Princesse « avez-vous vu
ses bosses ? » à la scène 14. Celui-ci fait aussi
référence au physique de Bédra lorsqu’il est question de changer
l’aspect de Magotin grâce à un enchantement. Lors de cette même
scène 6, Arlequin lui dit : « Madame, mais faites d’une
pierre deux coups : changez aussi votre figure, car vous avez un
air de famille qui pourrait tout gâter ». Cette remarque joue
sur l’euphémisme et participe au champ lexical de l’apparence
avec l’expression « air de famille ». La Princesse est
également décrite, à la première scène, comme « une belle
fille » par Bédra ou une « jolie fille » par
Arlequin. Elle représente une première figure antithétique pour le
personnage de Magotin. Ce rapport d’opposition entre les deux
personnages est souligné par Bédra, à la scène 6, lorsqu’elle
dit à Magotin : « vous n’êtes pas d’une figure à
charmer une princesse prévenue pour un prince tout aimable ».
Le personnage d’Arlequin est également sujet de ce règne de
l’apparence et se présente aussi en opposition à Magotin
lorsqu’il se dit être « ni tordu, ni bossu » à la
scène 15 mais aussi lorsqu’il est décrit, à cette même scène,
par Frétillonne en des termes tels que « brunet fort
ragoutant ».
Cette insistance sur l’apparence
démontre le rôle dominant qui est accordé à l’image. Une
dominance qui s’affirme dans les ressorts de l’intrigue. Tout
d’abord, Arlequin nous rapporte à la scène 1 que Magotin ne tombe
pas directement amoureux de la Princesse mais de son portrait qu’il
a trouvé. Avant d’aimer une personne, Magotin aime donc une image.
Cette idée est confirmée à la scène 9 lorsque Frétillonne dit à
la Princesse que Magotin « est épris de [ses] attraits ».
L’amour se voit alors dévalorisé par ce jeu des apparences et du
travestissement. En effet, l’aspect physique semble être l’élément
le plus important dans la naissance du sentiment amoureux. À la
scène 13, la Princesse chante « qu’il est bien fait, qu’il
est charmant, / Je l’aime […] » au sujet de Magotin dont le
physique est changé et embelli par le bouquet de fleurs de la
beauté. L’assimilation est complète lorsqu’à la question de
Frétillonne : « est-il beau cet amant ? », la
Princesse répond : « c’est l’amour même ». Les
sentiments de cette dernière changent du tout au tout, s’écriant
« Juste ciel ! Quels objets ! » dès lors que
Féridon révèle les véritables traits de Magotin et de Bédra à
la scène 15.
L’apparence est, ensuite, aussi ce
qui pousse à l’usage de la magie, un thème très important de la
pièce. La magie est utilisée pour travestir mais aussi pour se
travestir. D’une part, Bédra transforme et change à la fois le
décor de son antre en un château mais aussi ses serviteurs démons
en grâces et en amours. On peut, en effet, trouver les vers suivants
à la scène 6 qui apparaissent comme une formule magique :
« Que ce désert se change en un riche palais / Vous démons,
empruntez les plus aimables traits ». D’autre part, Bédra
modifie par la magie à la fois son apparence et celle de son neveu,
allant jusqu’à travestir leurs paroles. Toujours à cette même
scène 6, Bédra dit à Magotin : « je vais cueillir des
fleurs de la beauté, nous nous en ferons deux bouquets qui nous
rendront aimables et qui répandront jusque sur nos paroles les
grâces les plus séduisantes ». Ces propos suggèrent bien que
la magie ne fait pas seulement effet sur l’apparence physique mais
aussi sur le langage. On constate un glissement de l’un vers
l’autre, comme si le travestissement physique influençait le
langage et le travestissait à son tour. Cependant, cette mention
suggère en filigrane une première brisure dans l’illusion
théâtrale comme si les auteurs justifiaient ici le changement de
registre employé par Magotin par la suite. Néanmoins, le
travestissement de l’apparence n’en est pas vraiment un car, si
Bédra et Magotin changent aux yeux de la princesse, ils ne changent
pas aux yeux du spectateur. Ce dernier doit accepter de croire à la
magie et aux changements qui ne reposent que sur le jeu des acteurs.
Cette insistance sur l’apparence des
êtres, des choses et des mots ainsi que le jeu sur le
travestissement sont dénoncés comme un règne de fausseté par les
personnages de Frétillonne et d’Arlequin à la scène 15. Cette
scène est, en effet, le lieu d’un retour critique des deux
personnages sur la mascarade des bouquets. La scène commence avec
Frétillonne demandant l’avis d’Arlequin qui présente les
bouquets comme « des prodiges. Jamais perruque blonde ni
équipage magnifique n’a mieux caché la difformité d’un
vieillard décrépit ». On retrouve dans cette réplique un
concentré des thèmes de l’apparence et du travestissement. En
effet, la perruque et l’équipage renvoient à ce qui tient du
costume, le verbe « cacher » appelle aussi bien le
travestissement que la fausseté et la mention de « difformité »
évoque le règne de l’apparence que l’on a précédemment noté.
Le terme de « prodige » est également intéressant parce
qu’il renvoie à un « effet surprenant qui arrive contre le cours
ordinaire de la nature » selon la définition du Dictionnaire
de l’Académie de 1694. Au-delà d’un retour critique, cette
scène est également le lieu d’un éloge du naturel. « Mais
moi, belle Frétillonne, qui n’ai point de bouquet enchanté, vous
me voyez in puris naturalibus » dit Arlequin. Il met en
exergue son naturel par cette formule latine, ce à quoi Frétillonne
répond : « Oh, je ne m’amuse pas à l’apparence :
c’est de la crème fouettée que ces bouquets-là […] le peu que
tu as de mérite est solide ». La fin de cette citation
témoigne dans le même sens que les propos d’Arlequin. En effet,
chaque personnage appuie les propos de l’autre par un commentaire
d’assentiment tel que « tu l’as dit » ou « vous
avez raison ». Néanmoins, la réplique de Frétillonne est
intéressante parce qu’elle rejette les apparences. Elle désigne,
en effet, les bouquets par l’expression « crème fouettée »
qui renvoie, selon le Dictionnaire de l’Académie, à « un
discours où il n’y a que de belles paroles et point de substance,
ni rien de solide ». Cette expression met en avant la fausseté
du travestissement, elle est renforcée par l’emploi de l’adjectif
« solide » pour qualifier les « mérites »
d’Arlequin. Elle est, d’autre part, un autre lien entre
l’apparence physique et la beauté du langage puisque l’expression
renvoie à un discours. Au regard de cette définition, on peut voir
l’expression d’une méta-textualité puisque les effets des
bouquets, comme nous le précisent les didascalies écrites par nos
auteurs, doivent être imaginés par les spectateurs. Du point de vue
de l’écriture, les bouquets de la beauté sont donc bien des
« belles paroles [sans] substance » si ce n’est pour le
jeu des acteurs. Peut-être est-il possible de voir ici, en parallèle
avec les propos d’Arlequin sur les perruques et les costumes, un
voile levé sur l’illusion théâtrale.
Un goût pour l’Opéra et le conte
L’influence de l’Opéra et du conte dans cette pièce de Lesage
et d’Orneval apparaît frappante au regard de l’ensemble de la
pièce mais également lorsque l’on s’attache à des scènes en
particulier. Dès la distribution, on constate ce goût pour le
magique et le merveilleux à travers les mentions telles que
« magicienne » ou « prince des génies ». La
présence de « démons » renvoie, à elle seule, aux
scènes infernales d’Opéra. Il n’est pas difficile de percevoir
cette influence du conte, notamment de Charles Perrault, chez
d’Orneval lorsque l’on s’attarde sur les pièces qu’il a
écrites comme, par exemple, Arlequin roi des ogres ou les bottes
de sept lieues en 1720. Magotin datant de 1721, on peut y
voir une continuité de cette influence du merveilleux sur l’auteur.
Dans son article traitant de l’alliance entre la féérie et le
rire dans les pièces foraines, Nathalie Rizzoni écrit que :
Considérant d’une part l’abondance de ce répertoire
à coloration merveilleuse, dont une très forte proportion reste
inédite (sans doute parce que ces textes ne répondaient pas aux
critères « d’honorabilité » littéraire requis pour
l’édition), et considérant d’autre part son succès pendant des
lustres sous diverses formes […] il est manifeste que le public
aimait à retrouver sur la scène le plaisir qui était le sien à la
lecture des contes merveilleux alors très en vogue.20
De fait, dans le Prologue d’Acajou
datant de 1743, Pannard évoque cette inspiration de la féérie
sur l’écriture des auteurs forains. En effet, faisant parler le
personnage de l’Auteur, Pannard écrit : « J’ai
fait entrer dans mon ouvrage, les principaux incidents d’un conte
de fée à la mode […] » 21.
Avec ce prologue, Pannard vient confirmer avec plus de véracité les
propos de Nathalie Rizzoni.
Mais, si la pièce paraît si chargée
de cet univers magique et infernal, c’est bien parce que la pièce
forgent cette ambiance à la fois à travers le décor et les
accessoires mais aussi par les propos des personnages. L’ouverture
de la première scène sur ce décor montagneux prend presque des
allures de mythe avec la mention faite de la « caverne ».
Les didascalies nous révèlent toute une liste d’accessoires, tels
que le « grimoire » ou les « petites fioles »,
qui participe à l’éveil du merveilleux et appellent au conte de
fées. Il est aussi possible de noter les mentions de baguettes
magiques à la scène 4 pour Bédra et à la scène 17 pour Féridon.
Les champs lexicaux du magique et du démoniaque comme les mentions
d’« enchanteur », « enchantement », « sort »,
« cérémonie », « enfer » ou encore
« magie » ainsi que la répétition du terme de
« diable » aident à tisser cette trame de fond. On a
véritablement l’impression que cette première scène est là pour
nous « accoutumer à la magie », nous spectateur, plutôt
qu’Arlequin qui en a peur. Et, de fait, certains usages magiques
nécessitent l’adhésion du public. Comme l’écrivent les frères
Parfaict, « le sujet de cette pièce est dans le goût des
contes de fées, et a besoin du secours de la représentation et du
jeu des acteurs »22.
La magie dépend finalement beaucoup de la capacité du public à
croire et de celle des acteurs à faire croire. C’est le cas, par
exemple, de l’usage des « fleurs de la beauté » pour
modifier l’apparence de Bédra et de Magotin à partir de la scène
12. On peut voir ici l’illusion théâtrale ; les auteurs
comptent sur la complicité du public pour qu’il imagine que la
magie de Bédra fonctionne. On a l’idée d’un pacte avec le
spectateur.
Il transparaît également un goût
pour le spectaculaire qui vient de l’Opéra et qui est justifié,
dans la pièce, par la présence de la magie. On trouve, en effet, à
travers les didascalies des indications qui laissent à penser à
l’usage de machines comme à l’Opéra. Songeons à la dernière
scène qui fait entrer en scène Féridon sur « un char
lumineux » mais aussi les différentes mentions qui
accompagnent les apparitions des démons. À la scène 4, l’usage
de la trappe est employé dans les didascalies qui font paraître un
démon « du sein de la terre avec des flammes et de la fumée ».
On trouve également la mention de « quatre serpents qui
montent jusqu’au cintre et disparaissent » dans la première
scène, qui n’est pas sans rappeler les monstres employés pour
parodier les opéras comme le dragon de Cadmus et Hermione. Il
est intéressant de noter que les décors et les machines employées
dans notre pièce semblent être colossaux. On peut voir la parodie
transparaître à travers ces décors lorsque, à la fin de la scène
6, Bédra dit « que ce désert se change en un riche
palais ». Il peut, en effet, s’agir d’une référence à
l’opéra, Armide, de Lully et Quinault où les décors
oscillent entre le désert et le palais d’Armide23.
La parodie atteint des sommets à partir du moment où les démons
sont également travestis en grâces et en amours rappelant, là
encore, des scènes de divertissement de l’Opéra. On peut presque
imaginer le déguisement un peu grossier des démons pour faire rire
le public en brisant l’illusion théâtrale mise en place par Bédra
pour la Princesse. On retrouve aussi la parodie de l’Opéra à
travers certains airs comme « Les trembleurs d’Isis »
de Jean-Baptiste Lully dans la scène 16 mais aussi par l’arrivée
fortuite de Féridon. Le personnage vient, en une scène qui sera sa
seule apparition, mettre fin à la mascarade et régler les méfaits
pour rendre la Princesse à son Prince. Ce rôle qui vient clôturer
un peu abruptement la pièce fait écho à l’intervention divine de
certains opéras comme, par exemple, l’intervention de Diane dans
Hippolyte et Aricie.
Les différentes facettes du comique
La pièce de Lesage et d’Orneval ne manque, cependant, pas de
comique. Si la parodie peut être une partie de ce qui constitue le
comique, la pièce se construit autour d’autres éléments portés
par le rire.
Il est possible, tout d’abord, de
relever un comique de mot. Celui-ci passe par des jeux avec les mots
comme c’est le cas à la scène 15 lorsqu’Arlequin chante : « Je
suis donc votre affaire / Et zon, zon zon. / Que nous frétillerons ».
Le jeu de mot repose sur le fait qu’il s’adresse au personnage de
Frétillonne avec qui il vient de s’accorder sur leur future union
et dont le nom établi une amusante correspondance. Il est, d’autre
part, presque possible de voir ici une allusion grivoise. Ce comique
de mot passe également par des jeux avec des expressions
lexicalisées. Songeons, par exemple, à la scène 13,
lorsqu’Arlequin s’écrit : « ma foi, la vache est à
nous ». Il existe, en effet, un proverbe qui dit « s’il
ne tient qu’à jurer, la vache est à nous » qui signifie
qu’un serment ne coûte rien. Le comique s’insère ici dans le
fait que la vache renvoie à la Princesse de Moussel qui est
mystifiée à la fois par les bouquets et l’eau de l’oubli de
telle sorte que Magotin ne s’est donné aucune peine pour la
séduire et gagner son affection. D’autre part, tout un pan de
l’humour se base sur un jeu avec un patois inventé. Il s’agit
tout particulièrement des scènes qui concernent Bédra et les
démons. On trouve, en effet, des propos tels que « Gobinar
Moussel torda cacou » qu’Arlequin interprète par « que
parlez-vous de tordre le cou ? » à la scène 5. Si le
patois peut provoquer l’humour en lui-même, il est intensifié par
les interventions d’Arlequin qui tente de les traduire. On trouve,
par exemple, « Cornaro Phlegeton Lalabastra » qu’Arlequin
traduit par « Gare les cornes » à la scène 1. Le trait
d’humour réside sur l’homophonie entre le patois
incompréhensible et les propos grivois d’Arlequin. En effet, les
cornes renvoient traditionnellement au cocuage.
Cette dernière idée nous renvoie à
un autre type d’humour, il s’agit du gros comique. En plus du
cocuage, on trouve d’autres éléments constitutifs du gros comique
tels que des références sexuelles comme à la scène 3 où le
personnage d’Arlequin dit : « c’n’est pas pour nous que
le four chauffe » ou bien des références scatologiques comme
à la scène 1 où, encore une fois, Arlequin dit : « je
me souviens encore de la dernière fois que vous fîtes venir ce
vilain Diable, j’en fus pour une doublure de culotte ». On
comprend, en effet, que la couardise d’Arlequin est telle que la
peur lui cause de souiller la doublure de sa culotte. Avec ce type de
comique, notre pièce frôle la farce. Dans son article où elle
cherche à ne pas réduire la farce au gros comique, Bernadette
Rey-Flaud concède néanmoins que le genre est lié à ce comique
obscène ainsi qu’à « son interprète, badin, niais, nous
dirions aujourd’hui clown, en insistant sur les aspects licencieux
du comique »24.
L’adjectif « niais » est, d’autre part, intéressant
parce qu’il est très souvent employé par le scripteur pour
décrire l’attitude de Magotin.
Notons, d’autre part, qu’Arlequin
est le personnage qui porte principalement le comique de la pièce de
Lesage et d’Orneval. Il remplit, en effet, son rôle de zanni
allant jusqu’à jouer de lazzi dans la scène 1 lorsqu’il fait
« des passades et des caracoles » ou lorsqu’il imite
« [les] grimaces et [les] contorsions » de Bédra.
Néanmoins, si ce gros comique est important, il est possible de
relever un comique plus subtile. Le personnage d’Arlequin,
indéniablement le représentant du comique dans la pièce, joue
également avec l’euphémisme pour provoquer l’humour. Il
atténue, en effet, l’expression de certains événements ou de
certaines idées comme lorsqu’il qualifie les serpents de la scène
1 de « vilaines anguilles » ou bien lorsqu’il dit à
Bédra qu’elle doit changer son propre visage parce qu’elle a
« un air de famille qui pourrait tout gâter » à la
scène 6. L’humour survient parce qu’il ne dit pas clairement que
Bédra est laide mais qu’il le suggère plutôt de façon indirecte
et atténuée.
Le comique transparaît donc bien à
différents niveaux, donnant du relief à la pièce de Lesage et
d’Orneval.
Des parallèles troublants avec Marivaux
Notre pièce semble s’inscrire dans une lignée de pièces
empreintes de féérie comme le suggère Nathalie Rizzoni lorsqu’elle
écrit au sujet des thèmes de ces pièces que :
Cette suspension de la vraisemblance, requise par une
dramaturgie en partie fondée sur l’inattendu, le renversement et
l’extraordinaire, caractérise un vaste pan des répertoires de la
Foire de la première moitié du dix-huitième siècle, bâti sans
vergogne sur les débris merveilleux des pièces de Fatouville,
Regnard, Dufresny et Brugière de Barante – ces deux derniers étant
les maîtres insurpassables du merveilleux comique avec leur comédie
Les Fées ou les Contes de ma
Mère l’Oie […], dont les inventions délirantes
rayonneront longtemps dans un grand nombre d’œuvres dramatiques
comme autant de citations implicites.25
Ceci étant posé, il nous est possible
d’établir des parallèles davantage troublants, de par sa date et
ses thèmes, entre Magotin et la pièce de Marivaux, Arlequin
poli par l’amour. Tout d’abord, la pièce de Lesage et
d’Orneval date de 1721 alors que la pièce de Marivaux date de
1720. Le rapprochement temporel permet donc d’imaginer que le
succès de la pièce de Marivaux a pu pousser nos deux auteurs à
s’en inspirer. Mais, si les dates de représentations des pièces
nous offrent un premier point d’ancrage, le choix d’un thème
merveilleux et magique où se mêlent l’influence du conte et de
l’Opéra nous permet d’établir un second point de comparaison
solide.
Arlequin poli par l’amour
de Marivaux (1720)
|
Magotin de Lesage
et D’Orneval (1721)
|
La Fée
Trivelin, domestique
de la fée.
Arlequin, jeune homme
enlevé par la fée.
Silvia, bergère,
amante d’Arlequin.
Un Berger, amoureux de
Silvia.
Autre Bergère,
cousine de Silvia.
Troupe de danseurs et
chanteurs.
Troupe de lutins.
|
Bédra, magicienne.
Magotin, son neveu.
Arlequin, valet de
Magotin.
frétillonne, suivante
de Bédra.
Féridon, prince des
Génies.
la princesse de
Moussel.
démons.
|
Figure 6 : Tableau représentant les distributions des pièces de Marivaux et
de Lesage et D’Orneval.
En
observant la distribution des deux pièces, il est possible
d’apercevoir des similitudes qui ne sont pas négligeables. Ainsi,
comme le montre le tableau suivant dans lequel nous avons placé en
parallèle les deux distributions, on peut par exemple rapprocher le
personnage de Bédra à celui de la Fée. Les deux personnages
possèdent tous deux des pouvoirs magiques qu’ils emploient afin de
servir des desseins amoureux. Dans la pièce de Marivaux, la Fée
agit pour elle-même, voulant faire sien Arlequin ; alors que,
dans la pièce de Lesage et d’Orneval, Bédra agit pour son neveu
Magotin qui est tombé amoureux de la Princesse de Moussel.
Ce tableau met donc en exergue que
certains rôles se ressemblent aux premiers abords. Le personnage de
Magotin, par exemple, peut être rapproché du personnage d’Arlequin
de Marivaux à la fois pour ses similitudes et ses contrastes. En
effet, les deux personnages sont liés aux personnages de la Fée et
de Bédra. Ils se présentent comme des êtres rivés à leurs désirs
primaires tels que la nourriture et la distraction ; à la scène
16, Magotin chante : « Amis que chacun danse, / Qu’on
commence par-là, / Ensuite ira la panse […] » lorsqu’à
la scène 3 de la pièce de Marivaux, Arlequin exprime de façon
simpliste ses désirs : « je m’ennuis »,
« divertir, divertir » ou « je sens un grand
appétit ». Les deux personnages présentent également la même
attitude. Dans l’Arlequin poli par l’amour, le personnage
se met « à rire niaisement » à la scène 1, quand le
personnage de Magotin est décrit comme ayant « un air niais »
à la scène 4 de la pièce de Lesage et d’Orneval. Néanmoins,
dans ce rapprochement, des contrastes sont mis en place. Lorsque
l’Arlequin de Marivaux est décrit comme un « beau jeune
homme » à la scène 1, Magotin est présenté « un petit
bossu, tortu et boiteux » à la scène 4. D’ailleurs, son nom
même annonce son aspect puisqu’un magot renvoie à un homme laid.
D’autre part, lorsqu’Arlequin se polie avec la naissance du
sentiment amoureux, Magotin lui reste le même. Pire, il a recourt à
la magie pour modifier son apparence et ses manières. Si l’amour
change les manières et le parler d’Arlequin, les fleurs ne font
que camoufler Magotin comme le suggèrent les paroles de Bédra à
la scène 5 lorsqu’elle dit : « nous nous en ferons deux
bouquets qui nous rendront aimables, ce qui répandront jusque sur
nos paroles les grâces les plus séduisantes ». Magotin ne
change donc que la « surface » de son être lorsque
l’Arlequin de Marivaux change en profondeur, de l’intérieur.
Cette distinction est sans doute ce qui
permet d’expliquer les destins si différents des deux personnages
mais on peut aussi considérer que la raison qui fait diverger les
deux personnages est que le personnage de Magotin peut être
rapproché de celui de la Fée. En effet, dans la pièce de Marivaux,
c’est le désir amoureux qu’éprouve la Fée pour Arlequin qui la
pousse à enlever celui-ci comme c’est le désir de Magotin pour la
Princesse de Moussel qui pousse Bédra à la faire enlever par les
démons. Ce motif de l’enlèvement nous permet aussi de rapprocher
le personnage de Silvia dans l’Arlequin poli par l’amour à
celui de la Princesse ainsi que la troupe de lutins aux démons.
Silvia est, en effet, enlevée par les lutins à la scène 13 de la
pièce de Marivaux quand la Princesse de Moussel est enlevée par les
démons à la scène 7 de la pièce de Lesage et d’Orneval. La
différence entre lutins et démons laissent à penser que Magotin
tend davantage vers l’influence de l’Opéra que la pièce de
Marivaux qui apparait davantage influencer par le conte de fée et la
pastorale.
Ce motif de l’enlèvement n’est pas
le seul motif commun aux deux pièces. En effet, on peut relever que
les deux pièces proposent des divertissements comme des cadeaux
offerts à l’être aimé. Chez Marivaux, il s’agit de la scène 3
où la Fée offre un spectacle à Arlequin alors que, chez Lesage et
d’Orneval, il s’agit de la scène 16. Bédra avait déjà annoncé
la fête à la scène 13 en disant « Princesse, je vais tout
préparer pour vous bien recevoir et vous envoyer, en attendant
mieux, de jolis danseurs et de gentilles danseuses pour vous
amuser » ; des propos qui font écho à ceux de la Fée
lorsqu’elle dit à Arlequin « nous allons tâcher de vous
divertir », à la fin de la scène 2. Il nous faut préciser
que si la troupe de danseurs et de musiciens n’est pas précisée
dans la distribution de Lesage et d’Orneval comme c’est le cas
dans la pièce de Marivaux, elle apparait néanmoins au fil de la
pièce. Les danseurs sont suggérés par les propos de Bédra que
nous venons de citer lorsque les musiciens apparaissent à travers
les didascalies de la scène 15 lorsqu’il est écrit : « On
entend les violons que Magotin amène ». On peut aussi voir un
autre motif correspondre entre les deux pièces dans l’usage de la
magie. Du côté d’Arlequin poli par l’amour, nous avons
l’anneau d’invisibilité lorsque nous avons, du côté de
Magotin, les bouquets de fleurs de la beauté. Les deux objets
magiques agissent sur l’apparence de son porteur et, d’un point
de vue dramaturgique, demandent la complicité du spectateur. Comme
on a pu l’évoquer précédemment pour le bouquet de fleur, le
spectateur doit imaginer que la magie fonctionne dans les deux cas.
___________________________
1
Jean-Louis Debauve relève que « Le Sage » est
orthographié en deux mots plusieurs écrits autographes
(« Nouvelles données biographiques parisiennes », In
Lesage, écrivain (1695-1735), éd. Jacques Wagner,
Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 5.
2
Jean-Louis Debaude, Art. cit., p. 13.
3
Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire
des théâtres, Paris, 1763, p. 624-625.
4
Joseph de Laporte et Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, Dictionnaire
dramatique, Paris, 1776, T.2, p. 540.
5
François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français,
Paris, 1767, T. 4, p. 36-41.
6
Notice de Jeanne-Marie Hostiou pour « Lesage et D’Orneval,
L’Ombre de la Foire » In Théâtre de la Foire :
anthologie de pièces inédites 1712-1732, éd. Françoise
Rubellin, Montpellier, Ed. Espaces 34, 2005, p. 221.
7
On trouvera, en annexe 2, un tableau récapitulant
les interdictions auxquelles sont soumis les auteurs et les
solutions trouvées pour les contourner.
8
Jeanne-Marie Hostiou, Op. Cit., p. 222.
9
Jean-Louis Debauve, Op. Cit., p. 71.
10
Alain-René Lesage et Jean-Philippe d’Orneval, Le Théâtre de
la Foire, ou l’Opéra-Comique. Contenant les meilleurs pièces qui
ont été représentées aux foires de S. Germain et de S. Laurent:
enrichies d4estampes en taille douce, avec une table de tous les
vaudevilles et autres airs gravez-notez à la fin de chaque volume,
10 vol., Paris, Ganeau, 1721-1737.
11
Isabelle Martin, Le Théâtre de la Foire, des tréteaux aux
boulevards, Oxford, Voltaire Fondation, 2002, p. 86.
12
On trouvera, en annexe 3, un extrait du manuscrit utilisé où il y
a un autographe de l’ami de d’Orneval qui a recopié la pièce.
13
Voir la notice consacrée à Nicolas Fromaget
pour Les Noms en Blanc.
14
Il s’agit de comédie épisodique.
15
Il s’agit du latin « Et caetera ».
16
Bonne fortune : « en termes de galanterie, se dit
des faveurs d’une femme. » (Acad. 1835).
17
Emile Campardon, Les Spectacles de la Foire, Nancy, 1877,
T.1, p. 337-340.
18
Ibidem, p. 376.
19
Nathalie Rizzoni, « Féerire à la foire » In Féeries,
2008, p. 51-77.
20
Nathalie Rizzoni, Art. Cit., p. 51-77.
21
On trouvera, en annexe 5, la transcription du Prologue d’Acajou
de Pannard (1749) représenté à la FSG.
22
François et Claude Parfaict, Op. Cit., T. 3, p. 290-291.
23
On trouvera, en annexe 8, un tableau regroupant les opéras de
Lully.
24
Bernadette Rey-Flaud, « Le comique de la farce », In Cahiers de
l’Association internationale des études françaises, 1985,
N°37, p. 56.
25
Nathalie Rizzoni, Art. Cit., p. 51-77.
Bonjour Ju Ti,
RépondreSupprimerDans le cadre d'un mémoire de recherche de master 2, j'étudie Magotin de Lesage. Pourrais-je vous contacter par mail afin d'échanger avec vous ?
Bien à vous