lundi 13 juin 2016

Présentation d'une pièce : Les Noms en blanc de Fromaget

Nicolas Fromaget 

Sa vie

    Voilà un auteur bien mystérieux dont on peut presque douter jusqu’à la certitude de son prénom. En effet, dans les différents dictionnaires de l’époque prodiguant quelques lignes sur Monsieur Fromaget, son nom est souvent suivi d’un « N » qui peut aussi bien signifier Nicolas comme renvoyer à notre « X », c’est-à-dire l’inconnu. À son sujet, Octave Uzanne écrit :
Diable d’homme ! […] troublant mystificateur qui semble s’être condamné à l’anonyme à perpétuité ; en ne signant aucun ouvrage et en ne laissant rien de sa créature vivante, ni portrait, ni lettres, ni demi-confessions […] La date de sa mort seule subsiste : - 1759 […]1
    Il s’agit, en effet, de la seule donnée certaine qu’il nous est permis d’avoir. Ajoutons, pour être tout à fait précis, « Mort à Paris en 1759 »2 comme l’écrit Charles Weiss dans son ouvrage, ce que confirme Antoine de Léris dans son Dictionnaire portatif. Ce peu d’informations est toutefois relatif, nous nous permettons dès à présent de souligner que certaines des idées qui vont suivre sont parfois des hypothèses formées à partir de nos découvertes.
    Pour commencer, en cherchant des informations à partir du nom « Fromaget », nous avons rencontré la mention faite d’un certain Monsieur Fromaget qui était directeur pour la Compagnie des Indes. Dans le Journal économique daté de juillet 1765, on trouve en effet les propos suivants :
Nous pensons qu’on verra avec plaisir le détail des douze départements de cette Compagnie si fort illustrée avec les noms de leurs directeurs [...] XII. M. Fromaget. Les comptes des correspondances, tant dedans que dehors le Royaume pour les achats, tant des marchandises sèches, que pour les vivres et les changes étrangers.3
    Mais, il ne s’agit hélas pas de notre auteur. En associant les termes de « Compagnie des Indes » et de « Fromaget » dans nos recherches, nous avons pu découvrir l’identité de ce Monsieur Fromaget. Il s’agit de Vincent-Pierre Fromaget, mort en 1760, « anobli par lettres, I-1719 »4 et « d’une famille originaire de Saint-Quentin »5. En se basant sur la similitude des noms et des périodes, la seule hypothèse qui nous serait permise est d’imaginer un lien de parenté entre notre auteur et Vincent-Pierre Fromaget. En rebondissant sur la ville de Saint-Quentin cependant, on a pu retrouver la trace de la famille Fromaget :
La situation est différente à Saint-Quentin, mais bien que peu inquiétés, les huguenots de la ville n’avait jamais obtenu de célébrer leur culte dans la cité [...] et c’est à Saint-Quentin que viennent ou reviennent s’établir quelques famille de la « religion » notamment [...] les Fromaget […]6
    Cette citation nous permet de supposer que la famille Fromaget était protestante. Il s’agit bien de la famille de Vincent-Pierre Fromaget car il est fait mention, plus loin dans l’article de Monique Severin, d’ « Etienne Fromaget, dont le père fut directeur de la Compagnie des Indes [...] »7. Si Nicolas Fromaget, notre auteur, est bien de la même famille que Vincent-Pierre Fromaget, on peut imaginer que le manque d’informations relatives à sa naissance s’explique par le fait qu’il n’y est plus de lieux de culte protestants en France depuis la révocation de l’édit de Nantes en 1685 par Louis XIV. À partir de cette date, on entre dans une période où les protestants n’ont plus que deux choix : quitter la France ou vivre dans la clandestinité. Si cette hypothèse est juste, il est possible qu’en tant que protestants, les membres de la famille Fromaget n’aient pas enregistré leurs naissances à l’Eglise, dont celle de notre auteur, comme il était d’usage de le faire.
    Mais, concentrons-nous à présent sur les sources qui font vraisemblablement références à Nicolas Fromaget dans le but d’en faire un panorama et d’émettre des hypothèses sur notre mystérieux auteur. En cherchant dans les différentes correspondances de l’époque, nous avons rencontré différentes informations relativement intéressantes. Tout d’abord, dans la correspondance de Françoise de Graffigny, on trouve des références à Fromaget dans certaines lettres écrites à son ami Devaux, receveurs des finances de Loraine. Parmi certains de leurs échanges, il est question des Confidences réciproques ou Anecdotes de la société de Madame la comtesse de B***. Datant de 1747 et composé de trois volumes, l’ouvrage semble emporter l’adhésion du public. Sans certitude, le roman est attribué au comte Caylus et même parfois à Claude Crébillon. Néanmoins, les deux premiers volumes contiennent des récits d’aventure assez romanesques écrit à la première personne alors que le troisième volume semble avoir été écrit par une autre main. Au sujet des Confidences réciproques, Mme de Graffigny qui a prêté l’ouvrage à son ami écrit :
Si tu l’as lue, tu ne dis plus que cela, n’est-ce pas ? Il y a bien longtemps que je n’ai lu un livre avec autant de plaisir, et tout le monde est apparemment de mon gout, car on en raffole ? Il se vend quasi comme La Péruvienne. Il n’est pas douteux que c’est Le Cousin de Mahomet qui l’a écrit, et c’est un homme qui n’a pas voulu se donner un titre, et qui s’est mis à la suite d’un autre. Du moins nous jugeons ainsi.8
    L’édition nous souligne dans les notes que le « Cousin de Mahomet » est le surnom de Nicolas Fromaget et précise les dates de vie de notre auteur : « 1700-1759 »9. L’auteur des notes ne précise malheureusement pas les sources qui lui permettent d’affirmer cette date de naissance comme étant celle de Nicolas Fromaget. Cependant, concernant l’attribution des Confidences réciproques, les notes de l’édition explique qu’ :
On ne lui a jamais attribué Les Confidences réciproques ; il s’agit peut-être d’une confusion avec […] La Promenade de Saint-Cloud ou la confidence réciproque, paru en 3 volumes en 1736-1737. [On] remarque cependant qu’il a collaboré à L’Histoire de Guillaume (1737) qui, comme Les Confidences réciproques, est considérée comme l’œuvre du comte de Caylus.10
    Les notes nous précisent au sujet de chacun des volumes qui composent l’ouvrage qu’ « aucun ne ressemble à la plupart des œuvres de Caylus ». D’autre part, dans une lettre ultérieure datant du 15 juin 1748, Mme de Graffigny conte à son ami une anecdote au sujet de La Molière :
Nous nous sommes mis à parler ensemble […] Hier à souper il me conta que c’est lui, son frère et un autre auteur qui ont passé une nuit chez l’imprimeur des Confidences réciproques à écrire le troisième volume tel qu’il est.11
    Au sujet de cette anecdote, les notes de l’édition stipulent que « quoique embellie [elle] pourrait renfermer la vérité. La Molière était bien capable d’écrire cette troisième partie, et c’est probablement lui qui a nommé Fromaget comme l’auteur principal »12. Ces confusions sur la paternité des œuvres peuvent s’expliquer d’une façon simple ; nombre des hommes cités ou bien avec lesquels Fromaget est supposé avoir écrit en société sont des membres de la Société du Bout-du-banc, un salon littéraire animée par l’actrice Jeanne-Françoise Quinault. Durant les dîners qui avaient lieu le lundi, on peut compter la présence de Mme de Graffigny, Maurepas, le comte de Caylus et des hommes de lettres comme Voltaire, Piron, D’Alembert, Rousseau, Diderot, Crébillon fils ou encore Marivaux. Nicholas Cronk écrit, dans son ouvrage sur le comte de Caylus, qu’« il est probable que Fromaget fréquenta la société du Bout-du-Banc en raison du recours au nom de Tonton (le surnom de Mlle Quinault) dans Le Cousin de Mahomet »13. Une idée que confirme Jacqueline Hellegouarc’h dans son article au sujet de L’Histoire de Guillaume lorsqu’elle écrit que « des recoupements permettent de penser que Fromaget était en relations avec Caylus et la Société du Bout-du-Banc » 14.
    Ces éléments nous permettent donc d’affiner les dates de vie de notre auteur et de supposer qu’il fréquentait un salon littéraire lui laissant l’opportunité de rencontrer certains des grands auteurs de son époque comme Marivaux. D’autre part, dans une lettre adressée à M. de Lespine de Morembert datant de 1745, Favart écrit :
M. d’Argenson est à Gênes. Je t’ai obligation de l’amitié dont il m’honore. Je lui ai donné un secrétaire. Je ne me repens pas du bien que j’ai fait à M. Fromaget, en lui procurant cette place ; mais j’aurais dû songer à moi.15
    À la lumière de cet extrait, une liaison existe donc à la fois entre M. d’Argenson et Fromaget mais également entre Favart et Fromaget puisque ce premier aurait été l’intermédiaire entre notre auteur et M. d’Argenson. Il est difficile de savoir auquel « M. d’Argenson » Favart fait ici référence. Il est fort probable, contenu de la date, qu’il s’agisse de Marc-Pierre de Voyer de Paulmy, comte d’Argenson qui fut secrétaire d’Etat aux affaires étrangères jusqu’en 1757. Cela dit, Fromaget a sans doute été le secrétaire de Antoine-René de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson, neveu du comte d’Argenson que l’on vient de citer. En effet, le neveu a succédé à son oncle au poste de secrétaire d’Etat aux affaires étrangères :
[…] Paulmy, dès qu’il a obtenu la survivance au secrétariat d’Etat, s’adjoint aussi un petit groupe personnel : Hecquet, Boursier, Fromaget […] Ce groupe paraît assez stable, puisqu’en 1757, Paulmy, en succédant à son oncle, organise son secrétariat : à Paris, Hecquet et Rotisset ; à Versailles, Fromaget […].16
    La personne d’Antoine-René de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson, est intéressante parce qu’il est un passionné de littérature, un collectionneur qui possède une bibliothèque très étendue. Cette bibliothèque est le fond ancien principal de la bibliothèque de l’Arsenal. Dans l’ouvrage d’Henry Martin qui retrace l’histoire de cette bibliothèque, on trouve également la mention du nom de Fromaget et de sa fonction auprès du marquis d’Argenson :
Le premier bibliothécaire de M. de Paulmy, ou le premier secrétaire qui s’occupa de ses livres, fut Fromaget, auteur de plusieurs petits romans qui ont eu leur heure de succès et dont le plus connu est le Cousin de Mahomet. Fromaget mourut en 1759.17
    En approfondissant cette piste, il est possible de retrouver la mention de Fromaget et de ses fonctions en tant que secrétaire dans certaines lettres adressées au marquis d’Argenson. Il semblerait également que la bibliothèque du marquis ait conservé certains ouvrages de notre auteur. On trouve dans les fonds de la bibliothèque de l’Arsenal des romans qui sont annotés dont L’Histoire de Guillaume où il est écrit que : « ce livre est du pauvre Fromaget et d’un auteur encore vivant […] »18. Selon le Dictionnaire de l’Académie datant de 1762, on emploie l’adjectif de « pauvre » pour exprimer quelquefois un sentiment de compassion. Cela supposerait donc que Fromaget, aux yeux du marquis d’Argenson, ait du souffrir ou être malheureux, peut-être est-il mort lorsqu’il fait écrire ces mots sur le manuscrit. L’adjectif est également employé par tendresse et par familiarité. Dans ce cas, cela peut nous laisser penser que le marquis et Fromaget étaient assez proches l’un de l’autre.
    Ces informations nous permettent donc d’établir qu’en plus d’être un dramaturge et un romancier, Nicolas Fromaget occupait aussi une place de secrétaire et de bibliothécaire auprès du marquis d’Argenson. Il ne vivait donc pas uniquement de sa plume comme d’autres dramaturges et hommes de lettres de son époque. On peut également supposer qu’il était proche de la Cour puisque le marquis l’avait posté à Versailles.
    Dans sa notice biographique, Octave Uzanne prétend avoir trouvé par hasard le portrait de Fromaget qu’il décrit ainsi :
Fromaget, proprement épousseté et débarbouillé, m’apparut enfin sous les dehors d’un homme de quarante-cinq ans, le visage un peu envahi d’embonpoint sous la perruque. L’œil noir, doux et ironique à la fois le nez proéminent […], les lèvres minces et malicieuses, et, dans l’ensemble des traits, ce grand air de bonté et de quiétude qui laisse deviner un écrivain heureux, lequel dînerait plus souvent à la table d’un fermier général que dans des cabarets de poètes faméliques. Je passerai sous silence l’élégance d’un jabot de fine dentelle et les ramages d’un gilet somptueux […]19
    Si la possibilité d’un heureux hasard n’est pas à rejeter, il est davantage probable qu’il s’agisse de Vincent-Pierre Fromaget qui, par sa fonction, a été anobli par lettre. En effet, notre auteur, bien qu’ayant travaillé à Versailles, n’a été que l’un des secrétaires du marquis d’Argenson. Il est donc plus juste de croire qu’étant anoblie Vincent-Pierre Fromaget est commandé un portrait.


Figure 1 : Portrait supposé de Fromaget selon Octave Uzanne.

    Au terme de nos recherches, il transparaît donc que Nicolas Fromaget était un homme discret qui, tout comme d’Orneval, a vécu « en dehors de toute logique de consécration et en marge du cursus honorum de l’homme de lettres du XVIIIe s. »20. Peut-être faut-il voir la description d’un de ses traits de caractère lorsque Fromaget, dans le divertissement final des Noms en blanc, écrit : « L’auteur souvent caché, rêveur / examine le spectateur / de cent différentes manières ».

Son œuvre

    Ces maigres éléments biographiques évoqués, intéressons-nous à présent à l’ensemble de l’œuvre de notre auteur.

Les romans

    Les œuvres romanesques de Fromaget ne sont nullement évoquées dans les différents dictionnaires portant sur le théâtre. L’unique mention que l’on trouve est chez Antoine de Léris qui écrit que Fromaget est « connu pour quelques historiettes »21. Les informations qui nous permettent d’identifier les œuvres de notre auteur proviennent essentiellement de la bibliothèque de l’Arsenal et des annotations faites par le marquis d’Argenson. Nous avons ainsi regroupé ce que nous savions dans le tableau suivant :


Figure 2 : Tableau représentant les romans attribués à Fromaget.
    Devant cette liste, certaines remarques se doivent d’être faites. Avant toute chose, notons qu’un nombre conséquent de romans, au regard de l’ensemble de la production de Fromaget, sont écrits en société. Dans les manuscrits du marquis d’Argenson, il est fait mention de L’Histoire de Guillaume est écrit en collaboration avec « un auteur encore vivant ». Le marquis est également le seul à citer Dona Urraca comme étant de Fromaget. Il note sur le manuscrit la mention suivante : « Mme D. L. Z. E. B. Q. (M. Fromaget) ». Observons néanmoins l’absence dans cette liste des Confidences réciproques ou Anecdotes de la société de Madame la comtesse de B*** datant de 1747 qui, comme nous l’avons remarqué, est attribué par Mme de Graffigny à Fromaget et ce, en collaboration avec les frères La Molière.
    Remarquons, ensuite, que son poste auprès du secrétaire d’Etat aux affaires étrangères expliquent peut être le goût pour l’exotisme que l’on perçoit dans ces romans. On trouve deux turqueries avec Le Cousin de Mahomet et Kara-Mustapha, un roman en rapport avec le Japon avec Mirima et un dernier en rapport avec l’Espagne avec Dona Urraca. Fromaget semble aussi dans le goût du temps, notamment du XVIIe siècle, avec l’influence de la galanterie. Mirima, impératrice du Japon est sous-titré par « histoire galante » lorsque Le Cousin de Mahomet est qualifié d’ « histoire plus que galante ». La Promenade de Saint-Cloud s’inscrit aussi sous l’égide galante, l’histoire narrant les retrouvailles d’un couple d’amants séparés. D’autre part, il ne serait pas inouï de croire que le sujet de ses romans soit le fait de l’influence de ses fréquentations notamment de la société du Bout-du-banc. En effet, si l’on ne prend qu’un exemple, Claude Crébillon, qui est aussi un habitué du salon de Mlle Quinault, est l’auteur du roman intitulé Tanzaï et Néadarné, une histoire également japonaise comme Mirima.

Les pièces de théâtre

    Dans son ouvrage, Charles Weiss nous explique que Fromaget a écrit plusieurs pièces pour « le théâtre de l’Opéra-Comique de 1738 à 1740, mais qui n’ont pas été imprimées »22. Nous avons recensé les titres dans le tableau suivant :


Figure 3 : Tableau représentant les pièces de théâtre attribuées à Fromaget selon CESAR.


Figure 4 : Graphique répartissant les pièces de Fromaget en fonction de ses collaborations.

    Il frappant de constater que comme pour ses romans, le travail en société représente une grande part de la production de Fromaget. Sur 7 pièces écrites pour l’Opéra-Comique, seulement 2 sont écrites par Fromaget uniquement. Ce nombre peut varier selon les sources car certains ouvrages qui recensent les pièces de la Foire considèrent que L’Epreuve dangereuse de 1740 est écrite en collaboration avec Lesage.
    Fromaget apparaît être plus prolifique durant l’année 1738 avec 3 pièces écrites en collaboration. On peut noter qu’il n’est recensé aucune pièce après cette date de 1740, ce qui nous laisse supposer que Fromaget n’écrit plus pour l’Opéra-Comique dès lors qu’il entre au service du marquis d’Argenson.

Le manuscrit

    L’édition de la pièce de Fromaget, Les Noms en blanc, est établie à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote fr. 9313 (f° 101-112).

Réceptions et représentations

    Les Noms en blanc est un opéra-comique en un acte avec un divertissement et un vaudeville. La pièce est représentée le Lundi 9 Mars 1739 à la Foire Saint-Germain. La pièce est précédée du Rêve, une pièce d’un acte, de Pannard qui avait déjà été représentée une première fois en février 1738.
    Elle est suivie par Les Fêtes des Anglais, un ballet pantomime. Selon les frères Parfaict, il y eu « un petit garçon et une danseuse âgés d’environ douze ans [qui] exécutèrent un pas de deux en Pierrot Pierrette, qui fit un extrême plaisir »23.

Hypothèses sur les acteurs

    Le manuscrit des Noms en blanc nous fournit la liste des acteurs qui ont joué dans la pièce de Fromaget. Ce qui est intéressant de noter, c’est que les noms des acteurs semblent avoir été écrits à moment différent que celui du reste de la page de la distribution. L’encre employée pour les noms des acteurs est plus sombre que celle employée pour les noms des personnages. Nous avons retranscrit cette liste dans le tableau suivant :


Figure 5 : Tableau représentant la distribution du manuscrit Les Noms en blanc de Fromaget.

Les actrices

    La pièce comporte trois grands personnages féminins à travers Madame Argante, Lisette et Henriette. Le rôle de Madame Argante est joué par Mlle Delisle qui est une actrice célèbre de la Foire. Née vers 1684, elle a environ 55 ans lorsqu’elle joue dans la pièce la pièce de Fromaget. Dans son ouvrage, Campardon écrit que :
[…] revenue à Paris en 1721, elle fut attachée au spectacle de Francisque et reprit chez lui quelques-uns de ses anciens rôles, entre autres Colombine dans Colombine Arlequin. […] En 1725, Honoré, entrepreneur de l’Opéra-Comique, la fit entrer dans sa troupe ; sur cette scène elle joua différents rôles […] Retirée du théâtre en 1740, elle mourut vers 1758.24
    Le rôle d’Henriette est joué par Mlle Thérèse D’Estrel (aussi orthographié « Destrel »). Il semble qu’elle soit née dans les années 1720, ce qui lui donnerait à peine 19 ans lorsqu’elle interprète le rôle d’Henriette. Cela étant dit, Mlle D’Estrel fut une actrice de l’Opéra-Comique en 1738 et 1739, période où Fromaget fut très prolifique. En effet, elle joua les rôles « de Thérèse dans Les Vieillards rajeunis […] de Lesage et Fromaget ; […] la jeune fille qui a perdu son oiseau, dans Le Magasin des choses perdues, […] et Henriette dans Les Noms en blanc [...] »25. Il est intéressant de noter que le personnage qu’elle incarne dans Les Vieillards rajeunis porte son prénom. Enfin, le rôle de Lisette est incarné par Mlle Chéret « dite l’aînée »26 qui fut une actrice de l’Opéra-Comique qui joua, par exemple, « le personnage de la Nuit dans Zéphyre et la Lune […] de Boissy, représenté le 9 septembre 1733 […] et fut l’une des actrices qui récitèrent Le Compliment, morceau composé par Pannard pour la clôture du spectacle de l’Opéra-Comique le 13 avril 1737 »27.

Les acteurs et le cas spécial de « Monsieur De La Louve »

    La pièce comporte quatre grands rôles masculins à travers Valère, Thibaut, Valentin et Frontin. Le rôle de Valère est joué par un certain « Monsieur Bourdais » que l’on retrouve également indiquer pour jouer le rôle de Monsieur De La Louve. Etant donné que les deux personnages se retrouvent ensemble durant la scène 5, il est impossible qu’il s’agisse du même acteur interprétant les deux rôles. Sur CESAR, le rôle de Valère est attribué très précisément à Julien Bourdais dont le surnom aurait été « Dorilly ». Il y a guère plus d’informations à son sujet dans la base de données de CESAR ; d’autres acteurs portent ce nom mais l’on n’a pas réussi à les identifier avec précision. D’autre part, CESAR nous indique qu’il y a pour la pièce, Les Noms en blanc, un chorégraphe nommé Dala Louve. La paronymie entre le nom du chorégraphe et celui du maître de ballet est assez flagrante pour nous laisser nous interroger sur l’existence de cet homme. Il est possible que l’homme réel est donnée son nom au personnage néanmoins nous n’avons pas trouvé d’informations supplémentaires concernant ce Dala Louve. On peut imaginer qu’il s’agisse d’une erreur du scripteur et qu’il soit en réalité question de « Bourdet » plutôt que de « Bourdais », le premier étant l’un des chorégraphes de la troupe de Pontau28.
    Pour poursuivre, le rôle de Thibaut est incarné par Monsieur Louis Lécluze29. Cet acteur est né en 1711, il a donc 28 ans lorsqu’il joue le rôle de Thibaut dans la pièce de Fromaget. Dans son ouvrage, Campardon dit de lui qu’il fut « acteur forain et entrepreneur de spectacles, [qui] débuta au théâtre de l’Opéra-Comique, à la foire Saint-Germain de 1737, et y resta jusqu’en 1745 […] »30. Selon CESAR, il aurait joué 34 rôles, certains provenant de pièces jouées à plusieurs reprises. Ensuite, le rôle de Frontin est joué par Monsieur Pierre Drouillon (aussi orthographié Dreuillon). Dans son ouvrage, Campardon dit qu’il fut un acteur forain qui faisait  « partie de la troupe d’Alexandre Bertrand, où il jouait les Arlequins. […] Admis à l’Opéra-Comique à la foire Saint-Laurent de 1733, il débuta le 28 juillet dans Le Départ de l’Opéra-Comique [...] »31. Selon CESAR, on dénombre 37 pièces dans lesquelles l’acteur aurait joué. Enfin, le rôle de Valentin est interprété par Monsieur Garnier dont Campardon nous dit qu’il a été « acteur de l’Opéra-Comique aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent de 1739 »32 et qu’il « joua sur ce théâtre le rôle de Valentin dans Les Noms en blanc […] et celui de Rabatjoie dans Moulinet premier, parodie par Favart […] »33.

Argument de la pièce

    La pièce s’ouvre sur une salle où l’on découvre Valère et Thibault. Cette première scène remplit les différentes fonctions d’une scène d'exposition. On y apprend que Valère est amoureux d’Henriette, la pupille de Madame Argante que celle-ci destine à son neveu Damon. Valère a recours aux services de Thibault, le concierge du château, pour l’aider dans son entreprise. On y apprend également que Thibault est l’amoureux de Lisette, la chambrière, et que tous deux s’emploieront à l’aider contre rémunération. Lisette ne veut d’abord écouter que son « devoir » envers sa jeune maîtresse mais se laisse convaincre par les diamants de Valère ainsi que sa promesse d’épouser Henriette (scène 2).
    Alors que Thibault les laisse seuls, Valère et Lisette discutent et nous apprennent différents éléments concernant la situation. Valère nous apprend qu’il a rencontré Henriette au couvent où elle était avec sa sœur et qu’ils ont formé un engagement, Lisette nous informe que Madame Argante retient Henriette confinée dans l’espoir de la contraindre à épouser son neveu Damon qu’elle décrit comme « un monstre qui n’a rien d’humain » (scène 3). Thibault revient accompagné de La Louve. Valère reconnait celui-ci comme son « ancien maître », ce qui donne l’idée à Lisette de déguiser Valère en baladin pour lui permettre d’entrer dans le château (scène 5). Seuls, Lisette explique son plan à Thibault : elle compte se servir des attachements qu’éprouvent envers elle Frontin, le valet de Damon, et Valentin, l’intendant de Mme Argante, pour servir les intérêts de Valère. L’idée ne plaît pas à Thibault mais Lisette finit par le convaincre par ses mots « Afin d’endormir les jaloux / Et pour que tu sois mon époux / Il faut le contrefaire » (scène 6). Lisette met dès lors son plan en action d’abord avec Valentin puis Frontin (scènes 7 à 9). Elle leur promet à chacun le mariage en échange de leur aide pour l’entreprise amoureuse de Valère. Cela fait, elle est rejointe par Thibault et Valère déguisé. Ce dernier presse Lisette de le laisser voir Henriette. Il laisse à peine le temps à Lisette de lui expliquer qu’il ne doit pas empêcher Henriette de signer « un contrat », lorsqu’il aperçoit Henriette et se presse de la rejoindre (scène 10). Les deux amants sont réunis pour la première fois, un échange amoureux s’ensuit interrompu seulement par les répliques comiques de Thibault toujours présent (scène 11). Madame Argante entre en scène et, charmée par Valère qu’elle prend pour un musicien, renvoie les autres pour être seule avec lui (scène 12). Elle le presse de chanter et finit par mêler sa voix à la sienne d’une façon ridicule avant l’interruption de Valentin qui, suivant le plan de Lisette, lui conte être porteur d’une lettre exposant la trahison de Damon (scènes 13 et 14). Valentin explique que « Damon perdant l’esprit / Pour certaine surannée […] Que tromper Madame Argante / Son âme est impatiente ». Frontin entre à son tour en scène et, selon les indications de Lisette, appuie la fable servie par Valentin au sujet de Damon. Il rassure cependant Madame Argante et lui propose de faire signer le contrat de mariage à Henriette dès à présent, il en fera autant de son maître lorsqu’il sera saoul (scène 15). Henriette paraît et, dupe de la supercherie, est forcée de signer le contrat. Elle s’exécute, avec dépit lorsque Valère la presse également à signer. Lisette remet cependant le contrat à Valère qui remplit le blanc laissé pour l’époux concluant ainsi son mariage avec Henriette en présence de Madame Argante (scène 16). La dernière scène est le lieu d’un dévoilement des intrigues de Lisette auprès de Valentin et Frontin. Frontin se prononce cependant satisfait de voir que Lisette aura l’ascendant sur Thibault.

Commentaire

La place de la femme dans la pièce

    Le premier élément qui montre que les femmes ont une place importante dans la pièce est le fait du scripteur. En effet, contrairement aux règles classiques, les femmes sont nommées les premières dans la distribution initiale. D’autres éléments relatifs aux indications scéniques viennent également appuyer cette idée. Lors de la scène 11, le personnage d’Henriette vient d’entrer en scène mais elle est citée en première alors que dans les scènes 8 à 9, Lisette qui reste sur scène est toujours citée en première puis vient celui qui la rejoint (Valentin ou Frontin). On note donc, même si cela n’est pas absolu, que le scripteur à fortement tendance à citer les personnages féminins en premier. La scène 12 est en cela la plus frappante ; Madame Argante vient d’entrer en scène mais elle est citée la première suivie d’ « Henriette, Lisette, Valère, Thibaut ».
    Si cela n’est pas forcément voulu par notre auteur, Fromaget, l’insistance portée sur les personnages féminins l’est néanmoins dans le corps de son œuvre. De fait, la place que prennent les femmes dans la pièce de Fromaget ne se limite pas à ces indications scéniques qui peuvent n’être que le fait du scripteur. Les personnages féminins prennent aussi leur importance du point de vue de l’intrigue. On pourrait citer l’implication de Lisette qui porte presque à elle seule le dénouement heureux des deux amants. Elle est, par exemple, celle qui donne l’idée du déguisement de baladin pour Valère lorsqu’elle s’écrit à la scène 6 : « il me vient une idée plaisante […] donnez à Monsieur un de vos habits de ballet à la faveur de ce déguisement, il ira et viendra dans le château sans être suspect ». On peut également songer que c’est elle qui mène Valentin et Frontin à apporter leur aide et qui songe à faire profit du document de mariage incomplet. Mais, si Lisette apparaît comme un personnage central, celui de Madame Argante l’est tout autant. Pour illustrer cette idée, prenons l’exemple de la fin de la scène 16 et examinons les ratures faites par le scripteur. En effet, deux répliques ont été biffées par le scripteur avant l’indication scénique qui fait sortir Madame Argante de scène. Ces ratures sont très intéressantes à analyser ; la première rature concerne Lisette qui dit « allons Madame, prenez la chose en femme forte » et la seconde, qui n’est pas terminée, concerne Madame d’Argante qui dit « vous être des ». On peut supposer que la réplique de Lisette fait comprendre à Madame Argante que celle-ci est « des leurs », qu’elle fait donc partie de la mascarade dont le résultat mène au mariage de Valère et d’Henriette. Cette réplique mettrait, dans ce cas, l’accent sur le fait que Lisette est celle qui mène à bien toute l’intrigue, qu’elle est le véritable cerveau de la mascarade qui est jouée. Le fait de couper la réplique ici nous enlève donc la possibilité pour Lisette de se révéler comme tel. Mais, si elle reste pour l’instant dans l’ombre, on peut croire que cela est pour servir la force comique lorsqu’elle révèle avoir trompé Valentin et Frontin dans la dernière scène.
     D’autre part, la première réplique de Lisette est intéressante parce qu’elle attribue cette idée de « femme forte » à Madame Argante. Cette qualification est intéressante non pas dans le sens du terme de « virago » mais plutôt au regard de la place de la femme dans la pièce de Fromaget. Après tout, Madame Argante est une femme mais elle tient un rôle qui est généralement attribuée à un homme. Même si cela est anachronique, elle fait énormément penser au personnage de Bartholo dans Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile de Beaumarchais datant de 1775. Les schémas des pièces sont identiques : on trouve l’aide d’un serviteur qui peut entrer dans la demeure, le motif du déguisement en musicien, la feinte de l’amant qui prétend être du côté du tuteur et d’approuver ces actions ainsi que le mariage des jeunes gens sous le toit et à la barbe du tyran. Lisette et Thibaut se partageraient sans doute le rôle de Figaro mais Madame Argante aurait bien le rôle type du tuteur qui séquestre sa pupille pour la faire épouser qui il souhaite. De plus, on trouve d’autres appellations qui soutiennent cette position de Madame Argante notamment dans la bouche du personnage de Thibaut qui la nomme « daronne » à la fin de la scène 2. Le terme est intéressant parce, dans son acceptation masculine, il renvoie au maître de maison selon le Littré. Madame Argante a donc bien la position la plus élevée de la pièce. Néanmoins, notre auteur se joue de cette importance en faisant flirter le personnage de Madame Argante avec le rôle type de la vieille coquette qui rivalise avec la jeune fille lorsque le personnage tente de séduire Valère, déguisé en baladin, à partir de la scène 12.

Des critiques et moqueries contre son temps

    Comme dans toutes pièces foraines, Les Noms en blanc de Fromaget se caractérisent par des moqueries contre certaines des institutions officielles. Dans ce cas précis, les moqueries sont à l’encontre de l’Opéra et de son personnel. On trouve, en effet, la critique répandue sur le manque de vertu des actrices d’Opéra dans le deuxième verset du divertissement final : « Une novice d’Opéra / Chaque jour vous emboisera / De cent différentes manières / Elle prendra tous vos ducats / Passant pour ce qu’elle n’est pas / Et fera fort bien ses affaires ». On peut également relever une parodie au sens premier, c’est-à-dire la reprise d’un air d’opéra où l’on ajoute des paroles différentes. La scène 11 parodie, par exemple, l’acte II, scène 7 d’Amadis de Lully34 datant de 1684 lorsque Valère chante : « Est-ce vous aimable Henriette ? » et que cette dernière lui répond : « De mon amour êtes-vous l’objet ! » sur l’ « AIR d’Amadis ». Mais cette parodie se voit renforcée par l’intervention de Thibaut qui ajoute : « Oui, c’est votre chère poulette ! […] / Oui, c’est votre cher petit poulet ! ». L’écart entre les registres de langue participe à l’effet iconoclaste recherché par l’auteur. Notons, d’autre part, que le langage de Thibaut rompt aussi avec les envolées tragiques des deux amants. Lorsque Valère s’écrit « ah ! cruelle ! », Thibaut commente leur scène par les propos suivants : « Vous v’là ben pour que Madame Argante vous voye, la v’là qui vient je vous en avertis ».
    Il est légitime de croire que les acteurs tragiques sont aussi subtilement moqués ici. Cela est, néanmoins, plus flagrant à travers le personnage de Valentin dont le langage soutenu prend parfois des tournures de tragédie à la scène 7 lorsqu’il dit à Lisette : « Inhumaine, à quoi me réduisez-vous ? ». Ce registre tragique s’étend même à d’autres personnages tels que Lisette qui se prend au jeu pour tenter de le persuader de partir lorsqu’elle dit, sur l’air des « Folies d’Espagne » : « Cher Valentin, daignez d’une maîtresse / Dans ce moment partager les frayeurs. / Faudrait-il voir l’objet de ma tendresse / De son rival apaiser les fureurs ? ». On peut croire que cet effet tragique est bien rechercher car lorsque Lisette dit : « Que vous serez effroyable / Chétif mortel à mes yeux / Et d’ailleurs notre amoureux / Vous rossera comme un diable », le scripteur a biffé l’expression « cher Valentin » pour la remplacer par « chétif mortel ». Le choix d’expression cherche donc à intensifier l’effet de parodie qui encore plus frappant lorsque que l’on considère que Lisette joue un rôle pour berner Valentin.
    Cela étant dit, les critiques et les moqueries s’étendent également à d’autres sujets. Songeons, par exemple, que les danseurs sont pris pour cible aux scènes 5 et 6. Lorsque La Louve hésite à participer à la mascarade que propose Lisette en déguisant Valère en ménétrier. La Louve évoque, pour sa défense, « l’honneur de la profession » à la scène 5. Lisette l’attaque en énonçant la critique à l’encontre des danseurs en s’exclamant : « Vous êtes le seul du métier / Que ce scrupule arrête ». Elle poursuit cette critique à la scène 6 lorsqu’elle dit à Thibaut au sujet des baladins : « Cet habit a beaucoup d’avantages ; / Eh ! Comment ne peut-on pas l’aimer ! / Il invite à certain badinage, / Un homme est toujours sûr de charmer ».
    Mais, en lien avec l’importance que prend la femme dans la pièce, Les Noms en blanc sont le lieu de critiques contre certains aspects de la société et de ses mœurs notamment en ce qui concerne le traitement réservé aux femmes. La première que l’on peut relever concerne l’éducation religieuse des filles. En effet, bien qu’elle vive reculée dans un couvent, Henriette y rencontre Valère. Ce dernier nous l’apprend à la scène 3 lorsqu’il dit à Lisette au sujet d’Henriette : « j’en ai fait la connaissance au couvent où elle était avec ma sœur ». Cette confession nous montre que l’enfermement des jeunes filles dans un couvent ne les éloigne pas des tentations dont on veut les préserver. Les amants se rencontrent et vont même jusqu’à former un engagement alors qu’Henriette est toujours au couvent. Par cette situation, l’auteur se moque donc de la pratique qui avait cours à son époque en la présentant, avec ironie, comme une précaution inutile. Une seconde critique concernant les jeunes filles peut être observée durant cette même scène 3. En effet, après que Valère est conté son histoire à Lisette, celle-ci lui fait part de celle d’Henriette. Lisette nous apprend donc que Madame Argante veut forcer sa pupille à épouser son neveu et, dans ce but, la traite avec sévérité. Ainsi, Lisette nous dévoile la séquestration que leur impose Madame Argante en chantant : « Argante dans cette retraite / Nous a confinés depuis peu / Espérant contraindre Henriette / D’épouser Damon son neveu ». Elle précise également qu’on tente de les pousser « à bout par toutes sortes de mauvais traitements ». Par cette description de la situation d’Henriette, l’auteur nous met ici face aux persécutions qui sont faites aux jeunes filles vis-à-vis du mariage. Il s’inscrit également dans un topoï littéraire que l’on pourra retrouver par la suite dans des pièces telles que Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile de Beaumarchais.
    Une autre critique, toujours en lien avec le mariage, concerne cette fois les mœurs de l’époque. Valère se joint aux différents personnages et presse Henriette de signer les papiers qui la marieront à Damon à la scène 16. Henriette, surprise, s’exclame : « Quoi, Monsieur, vous me conseilleriez d’épouser un homme que j’abhorre ! », ce à quoi Valère répond : « Pourquoi pas s’il est riche ! ». Il poursuit sur l’air « c’est ma devise » en explicitant sa pensée: « Fut-il un brutal, un jaloux, / Force finance / En fait un fort aimable époux / Surtout en France ! / Lui préférer un Damoiseau, / Quelle sottise ! / Sans bien, l’hymen est un fardeau ». Lisette va jusqu’à conclure les propos de Valère par la réplique suivante : « Et celle de tous les honnêtes gens du siècle ». Même si les paroles de Valère et de Lisette font parties de leur feinte, Madame Argante qui est le modèle du tuteur et de ce qui se rapproche le plus d’un parent, les approuve. La mention de la « France » en particulier et des « gens du siècle » situent précisément la critique qui est faite. Il y a tout un jeu avec entre l’appât du gain que prône les paroles des personnages et le qualificatif d’« honnête » qui renvoie à la fois à ce qui est conforme à l’honneur et à la vertu comme à ce qui est conforme à la raison, bienséant, convenable à la profession et à l’âge des personnes. Ce jeu renforce la critique parce qu’il illustre la corruption de la morale par les gens qui préfèrent l’argent au bonheur, ou du moins à un mari qui ne serait pas une brute. Il est intéressant de noter à quel point l’auteur est ici précurseur vis-à-vis d’un temps où les mariages arrangés ont le pas sur tout le reste.

Entre déguisement et contrefaçon

    La pièce, Les Noms en blanc, de Fromaget semble être placée sous le signe du déguisement et de la contrefaçon. Le divertissement final est, en lui-même, une ode à la fausseté du déguisement et de la contrefaçon avec la répétition quelque peu modifier à chaque verset de la formule initiale : « En passant pour ce qu’il n’est pas / Souvent il fait bien ses affaires ». Cela étant dit, le déguisement et la contrefaçon s’effectuent à différents niveaux.
    Le premier niveau concerne certains des personnages de la pièce, notamment ceux de Lisette et de Valère. En effet, avec ces deux personnages, on est face à un déguisement que l’on pourrait qualifier de matériel et un déguisement qui relèverait davantage d’un rôle jouer. Songeons que le personnage de Valère ne peut avoir accès au château de Madame Argante et librement rencontrer son amante, Henriette. Il lui est donc nécessaire de se déguiser afin de ne pas élever des soupçons. Lisette est celle qui, à la scène 5, a l’idée de déguiser Valère en baladin. De fait, en voyant La Louve, elle dit : « Donnez à Monsieur un de vos habits de ballet ; à la faveur de ce déguisement, il ira et viendra dans le château sans être suspect et il chantera, ou dansera suivant l’occasion ». L’acteur jouant Valère troque donc son premier déguisement pour un second comme le suggèrent la didascalie suivante : « se déboutonnant et ôtant son épée ». Le choix du déguisement se révèle tout à fait intéressant parce que l’habit devient presque une justification au fait que le personnage chante et danse. Un double niveau se dégage ; celui de l’intrigue où le personnage a besoin de se déguiser et celui du genre de la pièce comprenant des vaudevilles qui nécessitent d’être chantés.
    Mais le déguisement que Valère prend ne se limite pas à l’aspect physique seulement, il prend d’autres formes. Le personnage se met, en effet, à contrefaire et jouer un rôle lorsqu’il fait semblant d’être du côté de Madame Argante dans la scène 16. Il contrefait car il se joue d’Henriette qui finit par croire que son amant veut vraiment qu’elle épouse Damon. Ce type de contrefaçon se retrouve avec le personnage de Lisette qui prend différents rôle et ce, de façon très claire. Songeons qu’à la scène 6, elle dit à Thibaut qu’ « Afin d’endormir les jaloux / […] Il faut le contrefaire ». L’emploi du terme est très intéressant parce qu’il renvoie à l’idée d’imiter, de représenter quelque personne ou quelque chose, selon le Dictionnaire de l’Académie de 1694. Il va de pair avec les propos que tient Lisette dans la scène 8, où elle se retrouve seule. Elle explique, en effet, qu’il lui faut changer « de langage et de maintien ». On a ici l’idée d’une actrice qui préparerait son rôle car le maintien renvoie à la contenance, à l’air du visage et au port du corps. En effet, nous évoquions précédemment que Lisette adaptait son langage par rapport à celui de Valentin dans la scène 8, elle adopte aussi une autre attitude pour faire face à Frontin dans la scène 9 parce que celui-ci la « croit aussi sotte qu’étourdie ».
    Un second niveau, davantage tourné vers la contrefaçon, peut être relevé. Il serait question du niveau parodique de l’intrigue selon la typologie que propose Françoise Rubellin dans son article sur Lesage35. Un certain nombre d’éléments de la pièce de Fromaget ne sont, en effet, pas sans rappeler la pièce, La Joie Imprévue, de Marivaux. Avant toute chose, rappelons qu’en plus d’avoir pu assister à la pièce de Marivaux, il est possible que Fromaget est fréquenté les mêmes cercles que celui-ci notamment la société du Bout-du-banc. Ces notifications nous permettent de croire que le parallèle entre notre pièce et La Joie Imprévue de Marivaux n’est pas que le fruit du hasard mais bien la preuve d’une influence possible de l’écriture entre les pièces qui se jouaient sur les différents théâtres du XVIIIe siècle.
    Ce que nous pouvons noter, c’est que la pièce de Fromaget, Les Noms en blanc, est jouée en 1739, c’est-à-dire un an seulement après la pièce de Marivaux qui date de 1738. D’une façon générale, les noms des personnages de notre pièce semble emprunter à Marivaux qu’il s’agisse du nom de Lisette, d’Argante ou celui de Frontin. Notons, d’autre part, que si le valet type de La Joie Imprévue se nomme Pasquin, il devient Frontin dans la pièce suivante de Marivaux, Les Sincères. On peut également noter de troublantes ressemblances sonores entre les noms : Argante / Orgon, Frontin / Pasquin. Néanmoins, l’élément le plus frappant reste le nom du héros, Damon, et sa situation. Dans la pièce de Marivaux, il est dit dès la scène 1 que le personnage de Damon et son valet sont présents à Paris depuis quinze jours pour l’achat d’une charge. Il est intéressant de trouver le même type de mention dans notre pièce. En effet, le neveu de Madame Argante, également nommé Damon, est à Paris « où il est allé pour quelques affaires » comme nous l’indique le personnage de Lisette à la scène 4.
    Cependant, le parallèle entre les deux pièces devient plus troublant sur la question matrimoniale. Dans notre pièce, il est fait mention d’un prétendu mariage de Damon qui a vraiment lieu dans la pièce de Marivaux. Dans Les Noms en blanc, Frontin explique que Damon « veut dans notre quartier, / Auprès de notre auberge, / Au plutôt se marier […] » à la scène 15 alors que dans La Joie imprévue, Damon rencontre Constance dans les jardins de l’hôtel où il loge à Paris. Au sujet de Constance, avec qui le personnage de Marivaux souhaite se marier, Pasquin nous dit à la scène 3 qu’elle habite « rue Galante, dans la rue où [ils sont] » et précise plus loin qu’elle « loge dans cette maison, d’où elle passe dans le jardin de [leur] hôtel ».
    Ce parallèle établie entre les deux pièces, il est intéressant de voir comment la pièce de Fromaget devient une sorte de contrefaçon de la pièce de Marivaux. La première différence intéressante concerne le physique du personnage de Damon. Il est présenté comme homme laid dans notre pièce, Lisette le qualifie de « magot » à la scène 3, alors qu’il est décrit comme un « assez joli garçon, assez bien fait » dans scène 1 de la pièce de Marivaux. D’autre part, on voit des similitudes entre les propos que tient la Lisette de Marivaux lorsqu’elle dit à Pasquin, son amant : « J’entends qu’il me faut un mari, et non pas un amant » à la scène 5. La Lisette de Fromaget fait tenir le même type de discours à Frontin à la scène 9 en le repoussant. Ce qui est intéressant cependant c’est que si la Lisette de Marivaux est sincère, celle de Fromaget se joue de Frontin. Ainsi, ces éléments nous présentent plusieurs niveaux de la mascarade qui est jouée ; si Fromaget rend Damon infidèle et laid, trahissant peut être le personnage de Marivaux, il en fait de même avec son propre personnage de Lisette vis-à-vis de celle de Marivaux. On a ici un lien méta-textuel qui met en exergue que la pièce de Fromaget est elle-même un travestissement, une contrefaçon de la pièce de Marivaux.


________________________
1 Octave Uzanne, « Notice bio-bibliographique », In Contes de Fromaget, Le Cousin de Mahomet, Paris, 1882, p. I-XIV.
2 Charles Weiss, Biographie universelle, ou Dictionnaire historique contenant la nécrologie des hommes célèbres de tous les pays, Paris, 1851, T. 2, p. 679.
3 Antoine Boudet, Journal économique, Paris, Juillet 1765, p. 290.
4 Haudrère Philippe, « L'origine du personnel de direction générale de la Compagnie française des Indes, 1719-1794 », In Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 67, n°248-249, 3e et 4e trimestres 1980, p. 339-371.
5 Ibidem, p. 339-371.
6 Monique Severin, « La famille Joly de Bammeville », In Fédération des sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne, Mémoires, Tome XXIX, 1984, p. 105.
7 Ibidem, p. 115.
8 Françoise de Graffigny, Correspondances de Madame de Graffigny : 11 mars 1748 – 25 avril 1749, lettres 1217-1390, Voltaire Fondation, 2004, p. 147-149.
9 Ibidem, p. 520.
10 Ibidem, p. 149.
11 Ibidem, p. 150.
12 Ibidem, p. 151.
13 Nicholas Cronk, Le comte de Caylus: les arts et les lettres, Oxford, 26-27 mai 2000, p. 286.
14 Jacqueline Hellegouarc’h, « Notes sur Caylus et l'écriture collective au XVIIIe siècle », In Revue d'Histoire littéraire de la France, PUF, VOL. 106, 2006.
15 Charles-Simon Favart, Mémoires et correspondance littéraires : dramatiques et anecdotiques, Paris, 1808, T. 2, p. 28.
16 Yves Combeau, Le Comte d’Argenson, 1696-1764 : Ministre de Louis XV, 1999, p. 286.
17 Henry Martin, Histoire de la bibliothèque de l’Arsenal, Paris, 1900, p. 79-80.
18 Cela est écrit par P. A. Soyer, autre secrétaire de Paulmy, a écrit au catalogue (ms. Ars., n° 6115, fol. 214).
19 Octave Uzanne, Op. Cit., p. V.
20 Notice de Jeanne-Marie Hostiou pour « Lesage et D’Orneval, L’Ombre de la Foire » In Théâtre de la Foire : anthologie de pièces inédites 1712-1732, éd. Françoise Rubellin, Montpellier, Ed. Espaces 34, 2005, p. 221.
21 Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, 1763, p. 579.
22 Charles Weiss, Op. Cit., p. 679.
23 François et Claude Parfaict, Mémoires pour servir à l'histoire des spectacles de la Foire, Paris, 1743, T. 2, p. 136.
24 Emile Campardon, Les Spectacles de la Foire, 1877, T. 1, p. 239.
25 Ibidem, p. 251.
26 Ibidem, p. 199.
27 Ibidem, p. 199.
28 On trouvera, en annexe 11, un tableau regroupant les membres de la troupe de Pontau de 1734 à 1743.
29 Au sujet de cet acteur, voir la thèse de Pierre Baron, Louis Lécluze (1711-1792) : acteur, auteur poissard, chirurgien-dentiste et entrepreneur de spectacles, 2008.
30 Ibidem, T. 2, p. 45-48.
31 Ibidem, T. 1, p. 272-273.
32 Ibidem, p. 363.
33 Ibidem, p. 363.
34 Judith Le Blanc, Parodies d'opéras sur la scène des théâtres parisiens (1672-1745), Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 61.
35 Françoise Rubellin, « Lesage parodiste : un regard critique », In Lesage, écrivain (1695-1735), éd. Jacques Wagner, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997, p. 95.

dimanche 12 juin 2016

Citation du jour : Barack O.


Présentation d'une pièce : Le Hasard de Pontau


Claude-Florimond Boizard de Pontau

    Avant d’entamer la présentation biographique, on peut d’ores et déjà signaler qu’il est possible de trouver le patronyme de notre auteur sous différentes orthographes selon les sources et les documents consultés. Ainsi, Claude-Florimond Boizard de Pontau peut aussi être orthographié « Ponteau » ou « Pontault ». Si nous avons choisi la première graphie, c’est parce que le nom « Pontau » est celui qui figure sur notre manuscrit. Ce patronyme est également largement repris par les critiques.
    Claude-Florimond Boizard de Pontau est, ainsi, né à Rouen « vers la fin du dix-septième siècle »1. Il se fait connaître comme auteur en 1726 au Théâtre-Italien avec le succès d’Arlequin Atys2, « une des seules pièces qu’il écrit seul » 3 nous dit Isabelle Degauque dans sa notice. En effet, les frères Parfaict4 dénombre un total de sept pièces qui auraient été écrites seulement par Pontau. Nous les avons regroupées dans le tableau qui suit pour plus de clarté :


Figure 1 : Tableau regrouptant les pièces écrites par Pontau selon les théâtres où elles ont été jouées.
    Il semble, en effet, que certaines des œuvres de Pontau aient connues un certain engouement de la part du public comme cela semble être le cas d’Arlequin Atys ou encore de L’Heure du Berger5. Pour illustrer cette idée, mettons en parallèle de ce tableau les informations que nous fournit Théodore Lebreton dans son ouvrage qui sont davantage précises :
Les pièces que Boizard de Ponteau fit sans collaborateurs sont : Atys, parodie de l’opéra de ce nom ; L’Estaminette Flamande, ballet-pantomime ; L’Ecole de Mars ou Le Triomphe de Vénus, ballet ; Le Compliment, prologue ; Le Hasard ; L’Œil du maître […] Il fit aussi représenter au Théâtre-Français, avec Parmentier, Le Rival secrétaire. Il donna seul même théâtre et la même année L’Heure du Berger, comédie en un acte et en vers, pièce dont le succès fut de longue durée et dans laquelle Mlle Dangeville, actrice célèbre de cette époque, se fit beaucoup applaudir.6
    Au regard de ces informations, il semble surprenant que la plupart des pièces de Pontau soient tombées dans l’oubli et qu’il n’y en ait que très peu qui atteignent la consécration qu’est l’impression7. D’autre part, ce tableau nous permet de constater que notre auteur écrit davantage pour la Foire et, de fait, il y consacre toute sa carrière en tant qu’ « entrepreneur du théâtre de la Foire, où se jouait alors l’Opéra-Comique »8 de 1728 à 1732 puis de 1734 à mars 17439, pour lequel l’auteur fait beaucoup :
Pontau marque considérablement l’évolution de l’Opéra-Comique qu’il dirige. Il appelle de nouveaux danseurs dont Nivelon et Sallé, de nouveaux décorateurs dont le prestigieux Servandoni ; il recrute le joueur de musette Charpentier ; il fait venir une troupe anglaise, avec La Meyne et Roberti, pour donner des tours d’acrobaties pendant les entractes ; il organise aussi des bals. Sous sa direction, l'Opéra-Comique connaît de grands succès [...] Pontau sait promouvoir de nouveaux auteurs comme Pannard, Boissy, Favart, Gallet, d’Allainval, Laffichard. Mais les dettes s'accumulent à partir de 1738 ; saisi en 1743, il voit le privilège de l'Opéra-Comique passer à Jean Monet [...]10
    De fait, Maurice Barthélémy écrit que « Pontau, en homme d’esprit et en homme de théâtre, a aidé à cette évolution qui ouvrait discrètement la voie à l’Opéra-Comique de la seconde moitié du siècle »11. Pontau a su s’entourer de nombreux auteurs tels que Lesage, d’Orneval, Fuzelier et des auteurs plus jeunes tels que Pannard ou Favart. Il n’a pas non plus « négligé pour satisfaire le public […] On était alors très friands [à l’époque] de divertissements scéniques, de ballets et de pantomimes. Il avait donc engagé les plus célèbres représentant du genre […] »12.
    Notons que l’on trouve la mention faite de Pontau dans une lettre écrite par M. Laffichard13 à Favart durant la seconde période où il est entrepreneur :
Je vous prie de lire cette pièce ; je ne veux la présenter avant que vous m’en ayez dit votre sentiment, vous connaîtrez aisément qu'elle est toute de moi. J’ai laissé plusieurs quatrains sans les timbrer, me reposant sur votre bon goût pour cela ; si par aventure ma pièce n’exigeait pas de grandes corrections, vous me feriez plaisir de la communiquer à notre ami Pontau, sinon vous auriez la bonté de me la remettre mardi à la foire.14
    Cette lettre datant du 9 juillet 1741 met en exergue l’importance de Pontau en tant qu’entrepreneur de l’Opéra-Comique à qui des dramaturges transmettent leurs pièces. Elle fait également montre du rapport de collaboration qui peut exister entre deux auteurs ; un rapport qui est significatif dans le cas de Pontau. En effet, il est également présent à la Foire en tant qu’auteur avec une quarantaine de pièces écrites en collaboration. On peut avoir un aperçu de ce goût pour le travail de groupe en recoupant les informations que nous donnent les frères Parfaict dans leur ouvrage15. On a ainsi pu produire le graphique suivant qui met en exergue le travail de collaboration de Pontau. La figure nous permet de remarquer, dès à présent, la grande complicité entre Pontau et Pannard. Elle met en évidence que si Pontau travaille avec plusieurs auteurs, Pannard est toujours au nombre de ceux-là. En effet, si les frères Parfaict ne notent que cinq pièces16 écrites ensemble, Isabelle Degauque souligne dans sa notice que pendant 32 ans, ils donnent ensemble plus de vingt ouvrages.


Figure 2 : Graphique représentant les différentes collaborations de Pontau selon les frères Parfaict.
    Ce graphique laisse apparaître très clairement que Pontau va parfois jusqu’à travailler avec deux autres auteurs comme Pannard et Favart avec Le Qu’en dira-t-on (FSL, 1741) ou Pannard et Parmentier avec Alzirette17 (FSL, 1736) ; et même avec trois auteurs comme Pannard, Piron et Gallet avec La Ramée et Dondon18 (FSL, 1734). Cet important travail de collaboration peut, sans doute, s’expliquer par sa fonction d’entrepreneur qui lui permet d’être un lien entre les différents auteurs.
    Aussi regrettable que cela puisse être, il n’y a que très peu d’informations sur la fin de vie de Pontau. La date exacte de son décès nous est, par exemple, inconnue. Il est, cependant, possible de resserrer l’étau en se basant sur différentes sources. Dans leur dictionnaire, les frères Parfaict écrivent au sujet de Pontau qu’il est un « auteur encore vivant »19. Leur ouvrage datant de 1756, on peut raisonnablement croire que Pontau vit toujours et qu’il a environ une soixantaine d’années. En jouant sur les différentes graphies du nom de notre auteur, on a pu le retrouver mentionné sous le patronyme « Ponteau » dans un ouvrage faisant état des pensions versées par le trésor royal. Pour plus de clarté, nous avons extrait le passage qui concerne notre auteur dans la figure qui suit :


Figure 3 : Extrait de L’Etat nominatif des pensions20 où Pontau est mentionné.
    Selon ce document, Pontau aurait donc perçu la somme de 1000 livres en guise de retraite en 1775. Pour la recevoir, il devait donc être encore vivant en 1775, ce qui nous laisse à penser que Pontau est au moins atteint l’âge de 75 ans. S’il est possible que le chiffre « 95 » corresponde à l’âge de Pontau, nous ne pouvons pas l’affirmer avec certitude. En effet, le volume 1 de L’Etat nominatif des pensions, où l’on trouve les clés de lecture des abréviations, est partiellement effacé. Cependant, si cela est le cas, on peut en déduire que notre auteur serait née en 1680. Il aurait eu, quoiqu’il en soit, une vie relativement longue. D’autre part, ce document nous instruit que Pontau ne s’est pas contenté de son activité théâtrale pour subvenir à ses besoins. La lettre qui suit le chiffre « 95 » est un « F » et signifie « Finance » selon les données du premier volume21. Si l’on suit ce document, Pontau aurait occupé le poste de « contrôleur des vingtièmes de la Généralité de Soissons ». La généralité de Soissons est une circonscription administrative de Picardie créée en 1595, lorsque le vingtième est « un impôt établi sur les biens-fonds, et qui est la vingtième partie de leur revenu »22. Cet impôt entre en vigueur le 19 mai 1749. La mention faite de « longs services » nous laisse supposer que Pontau a longtemps travaillé en tant qu’agent administratif et ce toujours proche de la capitale.

Le manuscrit

    L’édition de la pièce de Pontau, Le Hasard, est établie à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote f.fr 9338 (f° 165-186).
Représentations et réceptions

    La pièce, Le Hasard, a été représentée sur le théâtre de l’Opéra-comique de la Foire Saint-Germain, le 3 février 1739. Au sujet de sa première représentation, les frères Parfaict écrivent :
Le 3 février, les spectacles de la Foire ouvrirent à leur ordinaire : celui de l’Opéra-Comique donna la première représentation d’une pièce, d’un acte, de la composition du sieur Pontau, ayant pour titre Le Hasard. Elle était précédée d’un prologue du même auteur [...] la Troupe Anglaise [...] exécuta dans les entractes de nouveaux exercices […]23
    Le site CESAR ne fait pas état d’autres représentations, ce qui peut nous porter à croire que la pièce n’a pas emporté d’engouement particulier.

Hypothèses sur les acteurs

    On peut légitimement croire qu’étant entrepreneur de l’Opéra-Comique lorsque sa pièce est représentée, c’est sur son théâtre et donc avec ces acteurs et actrices que la pièce est jouée. On trouvera, en annexe 11, un tableau représentant les membres composant la troupe de Pontau lorsqu’il est entrepreneur de 1734 à 1743. Il nous permet de nous faire une idée, bien que vague, de la possible distribution.

Argument de la pièce

    La pièce s’ouvre sur un tête-à-tête entre le couple que forme le Caprice et la Folie. Le premier informe son épouse que le dieu du Hasard va tenir ces audiences en ce lieu et à cette heure. Les deux époux s’étonnent d’abord du choix de l’Opéra-Comique mais finissent par conclure qu’ « on trouve ici plus tôt qu’ailleurs / De la marchandise hasardée », ils proclament néanmoins leur amour pour l’Opéra-Comique (scène 1). Ayant d’autres affaires « en bon train », la Folie quitte la scène alors que le Hasard arrive. Celui-ci paraît de sombre humeur, il informe le Caprice qu’il sort d’une « assemblée de la faculté de médecine » où il a eu connaissance que « l’objet de [ses] amours », Araminte, est malade et a demandé le recours de tous les grands médecins. Il tient à voler à son secours et charge donc le Caprice de tenir ses audiences à sa place. Celui-ci accepte de bonnes grâces songeant à semer « dans l’univers / Les bienfaits à tort, à travers » (scènes 2 et 3). La première « pratique » à se présenter est la Mode, fille du Caprice et de la Folie. Elle vient « rendre un sincère et tendre hommage » au Caprice, lui expliquant comment elle a mis à bien les leçons qui lui ont été données (scène 4). La Caprice se dit satisfait des actions de sa fille (scène 5) avant de recevoir le Chevalier Lansquenet qui représente le jeu sous toutes ses déclinaisons (scène 6). Il vient demander au Hasard « des nouvelles pratiques pour remplacer celles qui se trouvent hors d’état de reparaître », ce à quoi le Caprice lui conseille de s’attacher « quelques beautés ». Le prochain à se présenter est la Loterie qui vient « promptement saluer [le Hasard] » mais prend, tout de même, le temps de décrire au Caprice ces activités (scène 7). Une fois seul, le Caprice se délecte de l’entretien qui vient d’avoir lieu et applique les principes de la Loterie à la vie même (scène 8). Il s’en suit deux longues scènes qui voient paraître successivement Mademoiselle Bertrand et Suzon, qui sont jumelles, ainsi que Colette puis le Chasseur. Les deux jumelles sont de vieilles coquettes qui se disputent le cœur du Chasseur en vain puisque celui-ci n’a d’yeux que pour Colette, fille de Mademoiselle Bertrand. Le Caprice tranche en faveur des deux jeunes amants lorsque le Chasseur lui confesse sa préférence (scène 9 et 10). Le Hasard revient enfin, emmenant avec lui un jeune homme (scène 11). Celui-ci se dit fils du Hasard et lui demande de lui choisir une femme. Le Hasard lui suggère la première venue et ne répond de rien. La pièce se termine sur un divertissement avec des matelots et des bohémiens.

Commentaire

Un jeu avec les attentes

    Si l’on a déjà vu ce qu’était une pièce à tiroirs dans la notice du Départ de l’Opéra-Comique, on peut ici ajouter que, contrairement à la pièce de Pannard et Fuzelier, Le Hasard nous présente bien les « audiences d’une divinité ou d’une fée (ou de l’un de ses substituts) chargée d’entendre les souhaits ou les plaintes des mortels […] »24. En effet, le personnage éponyme de la pièce se présente bien comme une divinité lorsqu’il dit au Caprice que « les mortels savent [qu’il est] un dieu sans façon » à la scène 2. La pièce de Pontau est, néanmoins, intéressante parce que ces divinités sont des allégories de grandes notions : le Hasard, le Caprice, la Folie puis la Mode, le Chevalier Lansquenet représentant du jeu et la Loterie. Ces allégories se définissent comme des puissances supérieures qui guident et influencent les gens dans leurs actions et leurs prises de décisions. Ce ne sont donc pas à proprement parler des « divinités » mais Pontau s’amuse de l’emprise que peuvent avoir ces grandes notions sur les hommes et les intronise. D’autre part, telle que l’énonçait Dominique Quéro, le Hasard délègue également à un autre sa prérogative à tenir audience. Lorsqu’il paraît enfin, à la scène 2, le Hasard demande au Caprice : « Reçois mes sujets / Remplis leur projet, / Rends-les satisfaits. / Je te laisse un plein pouvoir, / Caprice, fais ton devoir ». Cette idée de « devoir » revient sous une autre forme, à la scène 6, lorsque le Caprice se présente comme le « secrétaire / agent, commis et factotum » du Hasard.
    Notre pièce suit également bien le schéma de Dominique Quéro lorsqu’il traite d’ « entendre les souhaits ou les plaintes des mortels ». En effet, différents personnages se succèdent pour se présenter devant le Caprice, bien qu’il ne s’agisse pas systématiquement d’un « mortel ». Certains viennent rendre hommages au Hasard tel que la Mode à la scène 4, ou simplement le saluer comme la Loterie à la scène 7. D’autres lui adressent des demandes comme la scène 6 où le Chevalier Lansquenet dit : « Je venais prier le Hasard de m’adresser de temps en temps des nouvelles pratiques pour remplacer celles qui se trouvent hors d’état de reparaître ». On peut également songer aux scènes 9 et 10 où Mademoiselle Bertrand et Suzon, deux vieilles coquettes, demandent au Caprice de trancher qui des deux à la primauté sur le cœur d’un jeune homme.
    Mais, lorsque les allégories rendent la pièce originale, nous sommes également confrontés à des personnages et des scènes types des théâtres de la Foire. La scène des vieilles coquettes en est un parfait exemple. On trouve, en effet, des vieilles femmes qui tentent de séduire le jeune homme, nommé par le titre de « Chasseur », dont la fille de l’une d’entre-elles, Colette, est amoureuse. Si tout se finit effectivement par l’union des jeunes gens par le Caprice, le motif de la scène n’en demeure pas moins connu, vu et revu, du répertoire forain. Quelques éléments distinguent, néanmoins, la scène de Pontau. Il n’est, en effet, pas question d’une vielle coquette et de sa fille, mais de deux vieilles coquettes et des jumelles qui plus est. Le dédoublement qu’engendre la gémellité renforce le comique de situation d’une telle scène type car la jeune fille n’a pas à faire face à une mais deux opposantes qui se chamaillent. La querelle qui anime les deux sœurs n’est pas sans rappeler ce qu’écrivait Nathalie Rizzoni que « les crêpages de chignon sont, au propre comme au figuré, légion »25 dans les pièces forains. De même, on trouve une situation type évoquée par la Folie dès la scène 1. Il est, en effet, question d’« un vieux garçon / [qui] veut entrer en ménage / [et] prend en mariage / Un jeune tendron », il est décrit comme « hideux / […] quinteux / […] gouteux ». Cette courte mention renvoie bien aux situations types des récits de fabliaux. On retrouve cette situation dans le divertissement final où il est question d’ « un jaloux » qui emprunte les yeux « d’Argus […] pour éviter le cocuage ». La mention du nom « Argus » est intéressante parce qu’elle renvoie à la fable et à l’espion domestique clairvoyant. Le lien intertextuel est donc parfaitement assumé et exploité par l’auteur. D’autre part, un aspect intéressant vient s’immiscer dans le stéréotype du vieillard qui épouse une jeune fille. En effet, les actions de celui-ci sont dictées par la Folie comme celle-ci le fait remarquer à la scène 1 : « Oui, voilà la chimère / Qui séduit le vieillard. / Je l’entretiens dans cette folle erreur / Et j’en ris de bon cœur ». Nous sommes confrontés à un nouvel exemple de ces puissances ayant du pouvoir sur les hommes avec cette idée d’ « entretenir ». Il en est également question, à la scène 4, lorsque la Mode emploie des expressions telles que « les hommes ne peuvent m’échapper » ou « ceux sur qui je règne ».
    Finalement, à chaque fois que la pièce risque de tomber dans le stéréotype, Pontau introduit un élément qui la rend originale, flirtant ainsi toujours avec les thèmes clichés.
Les cibles typiques de la satire

    Ce qui est intéressant néanmoins est l’usage qui est fait de la pièce à tiroirs car chaque nouvelle scène est le lieu d’une nouvelle critique. Si Pontau se joue des attentes que peut avoir le public, il insère néanmoins des critiques types que l’on retrouve dans un certain nombre de pièces du répertoire forain.
    La plus évidente est celle qui vise les médecins. Les sergents d’Hippocrate sont cités à deux reprises dans la pièce de Pontau. La première mention se trouve à la scène 2, lorsque le Hasard dit sortir d’une assemblée de la faculté de médecine où il a présidé « à la réception d’un jeune docteur ». La critique à leur encontre est proférée par le Caprice lorsqu’il dit au Hasard : « ces messieurs-là ont raison de vous déférer l’honneur du pas ». Le Caprice établie d’une façon ironique que les médecins tiennent en respect le Hasard. Le comique joue sur l’inadéquation qu’il peut y avoir pour des gens de science à croire davantage au hasard. Le Caprice achève la critique des médecins en affirmant que « les plus habiles de l’art / Doivent leurs succès au Hasard ». Pontau ne s’arrête pas là et apporte d’autres éléments à la critique, à la scène 4, lorsque la Mode explique que les médecins sont aussi de ceux qui suivent son sillage en changeant tous les jours de méthode. Ainsi, en plus d’avoir des pratiques hasardeuses, les médecins en ont aussi d’incertaines et de mouvantes.
    La pièce de Pontau n’échappe pas à une autre cible typique des pièces foraines qui est celle des membres ecclésiastiques. On relève, en effet, la mention d’un « abbé galant » dont la Mode dit qu’ « il ne saurait vivre sans [elle] » à la scène 4. Celle-ci le présente comme « dépositaire / De tous [ses] règlements / Et de plus secrétaire / De [ses] commandements ». S’il est déjà incongru qu’un abbé attende la mode « pour décider sur une nouvelle forme de mouches [et régler] le coloris pour cette année », la critique est d’autant plus féroce que son nom est « Colifichet ». Le terme renvoie, selon le dictionnaire de l’Académie datant 1762, à certains petits ornements qui n’ont point de convenance et de rapport avec les lieux où ils sont mis. Dès l’annonce de son nom, Pontau se moque donc en insinuant qu’il n’est pas convenable de trouver un abbé et la mode associés.
    Si l’abbé est visé, c’est plus largement que Pontau se moque de la coquetterie des Français. Ils sont, en effet, visés pour la première fois à la scène 4 lorsque le Caprice témoigne que le Français « est tout dévoué » à la Mode. Cet élargissement de la satire s’observe également durant le divertissement final où les Français et ses différents types d’habitants sont visés. On trouve, en effet, dans le cinquième couplet, les vers suivants : « Un Français constant en amour, / Un cadédis sans hyperbole, / Un de ces importants de cour / Jaloux de tenir sa parole, / Un Normand plus franc qu’un Picard, / On en peut trouver par hasard ». Le Français est ici à nouveau pris pour cible. Par un jeu d’euphémisme, il est présenté comme un inconstant, un volage. Les vers ne se limitent pas à cette entité englobante, ils sont riches de plusieurs stéréotypes. La première classe correspond aux stéréotypes régionaux avec la mention du « Normand » et du « Picard ». Le gascon est sous-entendu par l’emploi en tant que substantif d’un juron qui lui est habituellement attribué. On le reconnaît également dans la mention d’ « hyperbole » car le gascon est souvent représenté comme un vantard, un matamore. La seconde classe correspond davantage à une activité. Il est, en effet, question de gens « cour », de courtisans donc. Ils nous sont présentés comme des personnes indignes de confiance. L’humour s’appuie sur un décalage avec les stéréotypes et l’ironie finale des vers traitant du hasard.
    Les femmes sont également soumises à la satire. Pontau joue sur le stéréotype qui les présente généralement comme des bavardes. En effet, le Caprice demande aux deux vieilles coquettes de la scène 10 de prêter « un profond silence ». Il se permet de commenter par les propos suivants : « c’est beaucoup exiger de vous, j’en conviens, mais cela est absolument nécessaire ». Le comique de ce jeu avec les stéréotypes suppose la complicité du public. Cela est flagrant dans la scène 10 lorsque Mademoiselle Bertrand dit rester interdite et que Suzon s’exclame que « la parole [lui] manque ». En effet, lorsque le Caprice dit aux jeunes gens de se hâter de prendre une décision « avant que la voix leur soit revenue », le spectateur ne peut s’empêcher de se souvenir de la satire que nous venons d’évoquer et qui précède cette réplique.
    Notons, néanmoins, que la satire ne s’arrête pas aux autres. Pontau fait aussi preuve d’autodérision en moquant l’Opéra-Comique, ses auteurs et son public lorsqu’il fait dire au Caprice que le Hasard a : « [choisi] l’Opéra-comique / Comme sa meilleure pratique. / Si l’on s’en rapporte aux railleurs, / Sa conduite n’est point fardée. / On trouve ici plutôt qu’ailleurs / De la marchandise hasardée ». En effet, Pontau s’amuse des critiques portant sur le bien-fondé de l’Opéra-Comique et cherche à provoquer le rire en jouant avec les mots et leurs sens. Il en va de même avec son public lorsque le Caprice évoque le fait qu’il ne « demande que d’aimables folies et d’heureux caprices ».
Une pièce sur les « folies » humaines 

    Si les répliques qui concernent le « vieux garçon » et son « jeune tendron » en sont déjà des exemples, la pièce de Pontau est jalonnée d’éléments renvoyant à tous ce qui a trait aux vices et folies humaines de l’époque dans laquelle il vit. En effet, durant cette première scène, la Folie évoque bien l’idée de « folle erreur » pour désigner le désir du vieillard qui veut « frustrer tous ses neveux [de son bien] ». Le thème de l’avarice est ici dépeint comme le premier vice de la pièce à travers cette rapide mention. De même que nous évoquions les deux coquettes des scènes 9 et 10, le thème de la luxure est par leur biais évoqué comme le suggère les paroles du vaudeville chantées par les deux sœurs : « Il s’agit d’un jouvenceau / D’allure fringante, / Il est grand, / Bien bâti, / Beau. / […] Tout en lui me tente, / Sa figure m’enchante ». Cette idée de luxure est renforcée par d’autres expressions telle que « Pour mon amusette / Je vais quelque fois / Cueillir la noisette / Dans le fond des bois ». Ces allusions grivoises viennent, en effet, fortifier le thème de la luxure.
    Chaque allégorie qui se présente devant le Caprice entre ces deux scènes, est un nouveau moyen d’illustrer ces folies. En effet, lors de la scène 4, la Mode est désignée comme fille « du Caprice et de la Folie », annonçant ainsi un ascendant qui reste dans la thématique. La Mode met en exerce un aspect versatile et mouvant du genre humain qui est sous son règne. On trouve, en effet, durant cette scène 4, les propos suivants : « aussi me donné-je bien du mouvement, je suis toujours occupée et j’imagine sans cesse quelque chose de nouveau ». En une réplique seulement, Pontau expose cette idée d’instabilité en s’appuyant sur des termes tels que « mouvement », « toujours » ou encore « sans cesse ». La Mode est représentée sous deux couverts. Le premier est celui qui concerne l’idée de nouveauté évoquée dans la citation précédente. En effet, un règne de l’éphémère est suggéré lorsque la Mode dit : « J’ai mis chez des auteurs fameux, / Les termes nouveaux en usage / On voit même le médecin / Tous les jours changer de méthode ». S’il est toujours question de changement, il est également question des tendances qu’ont les hommes dans leur manière d’agir, de se comporter. Rappelons que la définition de la mode est, selon le Dictionnaire de l’Académie de 1694, la manière qui est en vogue sur de certaines choses qui dépendent de l’institution et du caprice des hommes. Une fois encore le thème se retrouve puisque, dans la pièce de Pontau, le Caprice et la Folie sont mariés. Le second couvert est celui qui concerne la coquetterie, la mode dans le sens de l’apparence physique. En effet, on trouve tout un champ lexical de tous ce qui a trait aux éléments vestimentaires et physiques avec des termes tels que « l’habit, la taille et le visage », « souliers plats, sans quartiers, sans empeigne », « longues cannes », « lorgnette en main », « mantille », « mantelet », « formes de mouches », ou encore le « chignon ». L’accent est mis sur le changement perpétuel lorsque la Mode chante que « tout aspire à la nouveauté » et que l’on change vite « d’envie ». Mais au-delà de cette folie humaine pour la nouveauté qui est mise en avant ici, la scène est également le lieu d’un fourmillement de realia concernant les codes vestimentaires de l’époque. Cela est d’autant plus frappant avec la mention de « Frison » qui, selon Catherine Lebas et Annie Jacques, « fut le premier coiffeur en renom au XVIIIe siècle ; il coiffait à la cour et en ville, en particulier Mme Dodun, femme d’un contrôleur des Finances […] »26.
    Il en va de même avec la scène du Chevalier Lansquenet qui illustre le goût immodéré des hommes pour les jeux d’argent. Notons, tout d’abord, que si le lansquenet est une sorte de jeu de carte, un effet homophonique intéressant existe entre Lansquenet et Lancelot, appuyé par le titre de chevalier. Nous évoquions précédemment l’influence du fabliau, nous sommes ici confrontés à rapport d’intertextualité parodique avec les récits autour de la légende du roi Arthur. D’autres éléments à valeur polysémique accentuent ce rapport. On trouve, en effet, l’idée de « cercle » ainsi que l’image du cheval dans les derniers vers du vaudeville « Du trot ». Il est également fait mention d’« un tapis vert » autour duquel le Chevalier tient assemblée. L’expression fait penser à la table ronde mais il s’agit sans doute d’une référence faite au jeu de billard qu’Elisabeth Belmas, dans son ouvrage, décrit comme une « table rectangulaire, bordée de bois et couverte d’un drap vert »27. Il semblerait, selon elle, que le jeu « quitte définitivement les jardins pour l’intérieur des demeures »28, ce qui expliquerait la mention de l’hiver qui est faite dans le vaudeville.
    Songeons, ensuite, que le personnage du Chevalier Lansquenet est donc lui-même une allégorie du jeu. Chacun des titres dont il prétend être le détenteur, « baron du cochonnet, / Et de la bassette / Et de la roulette », « Marquis du cornet », « comte du hoca » ou encore « seigneur du Pharaon, Beriby, tope et tingue », font référence à des jeux qui ont cours aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il est intéressant de noter que le point commun qui unit tous ces jeux est le hasard29. Néanmoins, la folie humaine qui nous est présentée ici est autant celle du jeu que celle qui consiste à parier de l’argent. De fait, le Chevalier chante les propos suivants : « là sont reçus les gens de tous états / Si tôt qu’on sait qu’ils ont force ducats ». Il continue sur ce thème lorsqu’il dit que « sans un sous de revenu, [il a trouvé] le secret de vivre comme un homme à quarante mille livres de rente ». Il évoque ainsi l’idée que c’est grâce aux hommes qui jouent et parient qu’il s’enrichit et prospère. Le fait que le Chevalier vienne prier le Hasard du lui adresser « de temps en temps des nouvelles pratiques pour remplacer celles qui se trouvent hors d’état de reparaître », suggère que les hommes qui jouent se ruinent. Le danger du jeu transparaît dans le vaudeville intitulé « Qu’on estimerait » où le Chevalier Lansquenet se dit avoir « l’air naïf / Et persuasif ». Il semble donc, à première vue, inoffensif mais se révèle pernicieux. Le vaudeville évoque également le ridicule du comportement des hommes qui se prêtent aux jeux. Il paraît avec la répétition de la désinence en « if » qui devient presque moqueuse, notamment avec les vers : « Celui qui perd est plaintif. / Il devient pensif / Et quelquefois convulsif ». Cette idée est renforcée avec la mention que les hommes « doivent offrir aux yeux un spectacle amusant ». Ce rapport à l’argent est également suggéré avec la Loterie à la scène 8. Le Chevalier Lansquenet annonce donc l’arrivée de celle-ci puisque la loterie est également un jeu qui s’appuie sur le hasard. En effet, l’allégorie est désignée comme son « principal ornement » néanmoins, elle se place également sous le signe de la folie lorsque le personnage avoue au Caprice qu’on l’aime « à la folie ». Si l’appât du gain est ici le vice qui est suggéré, l’obsession que provoque la Loterie est davantage ce qui est mis en avant. On trouve, en effet, des expressions telles que « chaque mortel est friand / De se voir sous mon empire » ou bien « j’occupe tous les esprits ».
    La Loterie va jusqu’à prendre une dimension transcendante lorsque le Caprice applique son principe à la vie des hommes même lorsqu’il chante : « L’un naît grand, l’autre naît petit / L’un sot et l’autre homme d’esprit, / C’est une loterie ». Ces vers démontrent à nouveau que chacune des allégories qui entrent en scène n’est là finalement que pour renvoyer au genre humain et son rapport qu’il entretient autant avec le hasard que la folie et le caprice.

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1 Théodore Lebreton, Biographie Rouennaise, Rouen, 1865, p. 45.
2 Voir : F. Rubellin, « Stratégies parodiques à la Foire et aux Italiens : le dénouement d’Atys de Lully et Quinault », In Théâtre en musique et son double, éd. Délia Gamehelli, Paris, Champion, 2005, p. 141-191.
3 Notice d’Isabelle Degauque pour « Pannard, Pontau et Parmentier, Alzirette » In Théâtre de la Foire : anthologie de pièces inédites 1712-1732, éd. Françoise Rubellin, Montpellier, Ed. Espaces 34, 2005, p. 310.
4 François Parfaict et Claude Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Lambert, 1756, Vol. 4, p. 219-221.
5 Notons que l’on peut trouver le manuscrit de la pièce à la bibliothèque-musée de la Comédie-Française.
6 Théodore Lebreton, Op. Cit., p. 45.
7 Voir : Claude-Florimond Boizard de Ponteau, Théâtre inédit de Boizard de Ponteau : XVIIIe, Paris, Bibliothèque nationale, 1976.
8 Théodore Lebreton, Op. Cit., p. 45.
9 On trouvera, en annexe 1, une chronologie représentant les périodes où Pontau était entrepreneur.
10 Notice biographique d’« Arlequin Atys » par Françoise Rubellin, In Atys Burlesque, Ed. Espaces 34, 2011, p. 27-28.
11 Maurice Barthélémy, « L’Opéra-Comique des origines à la Querelle des Bouffons », In L’Opéra-Comique en France au XVIIIe siècle, éd. Philippe Vendrix, Liège, Mardaga, 1992, p. 52.
12 Maurice Albert, Les Théâtres de la Foire (1660-1789), Genève, Slatkine, 1969, p. 161
13 Laffichard était souffleur puis trésorier de la Comédie-Italienne, il a donné à ce théâtre plusieurs petites pièces tant seul qu’en société.
14 Charles-Simon Favart, Mémoires et correspondance littéraires, L. Collin, 1808, VOL. 2, p. 419-420.
15 François Parfaict et Claude Parfaict, Op. Cit., p. 219-221.
16 Il s’agit de Les Deux suivantes (FSL, 1730), Le Bouquet du Roi (FSL, 1730), La Comédie sans hommes (FSG, 1732), Les Fêtes galantes (FSL, 1736) et Le Rien (FSL, 1737).
17 Voir : Théâtre de la Foire : anthologie de pièces inédites 1712-1732, éd. Françoise Rubellin, Montpellier, Ed. Espaces 34, 2005, p. 318-355.
18 Il s’agit d’une parodie de Didon de Lefranc et Pompignan.
19 François Parfaict et Claude Parfaict, Op. Cit., p. 219-221.
20 Suite de l’état des pensions sur le trésor royal, Paris, Imprimerie nationale, 1790, V. 3, p. 76.
21 État nominatif des Pensions sur le trésor royal, Paris, Imprimerie nationale, 1789, V. 1, p. IV.
22 Acad. 1798.
23 François et Claude Parfaict, Mémoires pour servir à l’Histoire des spectacles de la Foire, Briasson, T. 2, 1743, p. 133-134.
24 Dominique Quéro, Art. Cit., p. 811-822.
25 Nathalie Rizzoni, « Les Dessous de l’Opéra-Comique avant 1750 », In La Fabrique du théâtre : Avant la mise en scène (1650-1880), Ed. Mara Fazio et Pierre Frantz, Paris, Desjonquères, 2008, 443 pages.
26 Catherine Lebas et Annie Jacques, La Coiffure en France du Moyen âge à nos jours, Paris, Delmas, 1979, p. 158.
27 Elisabeth Belmas, « Figure 21 : plan du jeu des passes », In Jouer autrefois : Essai sur le jeu dans la France moderne, Seyssel, Champ Vallon, 2006.
28 Ibidem.
29 On trouvera, en annexe 12, un glossaire des jeux évoqués dans la pièce.