Voilà un auteur
bien mystérieux dont on peut presque douter jusqu’à la certitude
de son prénom. En effet, dans les différents dictionnaires de
l’époque prodiguant quelques lignes sur Monsieur Fromaget, son nom
est souvent suivi d’un « N » qui peut aussi bien
signifier Nicolas comme renvoyer à notre « X »,
c’est-à-dire l’inconnu. À son sujet, Octave Uzanne écrit :
Diable d’homme ! […]
troublant mystificateur qui semble s’être condamné à
l’anonyme à perpétuité ; en ne signant aucun ouvrage et en
ne laissant rien de sa créature vivante, ni portrait, ni lettres, ni
demi-confessions […] La date de sa mort seule subsiste : -
1759 […]1
Il s’agit, en
effet, de la seule donnée certaine qu’il nous est permis d’avoir.
Ajoutons, pour être tout à fait précis, « Mort à Paris en
1759 »2
comme l’écrit Charles Weiss dans son ouvrage, ce que confirme
Antoine de Léris dans son Dictionnaire
portatif. Ce peu d’informations est
toutefois relatif, nous nous permettons dès à présent de souligner
que certaines des idées qui vont suivre sont parfois des hypothèses
formées à partir de nos découvertes.
Pour commencer,
en cherchant des informations à partir du nom « Fromaget »,
nous avons rencontré la mention faite d’un certain Monsieur
Fromaget qui était directeur pour la Compagnie des Indes. Dans le
Journal économique
daté de juillet 1765, on trouve en effet les propos suivants :
Nous pensons qu’on verra avec
plaisir le détail des douze départements de cette Compagnie si fort
illustrée avec les noms de leurs directeurs [...] XII. M. Fromaget.
Les comptes des correspondances, tant dedans que dehors le Royaume
pour les achats, tant des marchandises sèches, que pour les vivres
et les changes étrangers.3
Mais, il ne
s’agit hélas pas de notre auteur. En associant les termes
de « Compagnie des Indes » et de « Fromaget »
dans nos recherches, nous avons pu découvrir l’identité de ce
Monsieur Fromaget. Il s’agit de Vincent-Pierre Fromaget, mort en
1760, « anobli par lettres, I-1719 »4
et « d’une famille originaire de Saint-Quentin »5.
En se basant sur la similitude des noms et des périodes, la seule
hypothèse qui nous serait permise est d’imaginer un lien de
parenté entre notre auteur et Vincent-Pierre Fromaget. En
rebondissant sur la ville de Saint-Quentin cependant, on a pu
retrouver la trace de la famille Fromaget :
La situation est différente à
Saint-Quentin, mais bien que peu inquiétés, les huguenots de la
ville n’avait jamais obtenu de célébrer leur culte dans la cité
[...] et c’est à Saint-Quentin que viennent ou reviennent
s’établir quelques famille de la « religion »
notamment [...] les Fromaget […]6
Cette citation
nous permet de supposer que la famille Fromaget était protestante.
Il s’agit bien de la famille de Vincent-Pierre Fromaget car il est
fait mention, plus loin dans l’article de Monique Severin,
d’ « Etienne Fromaget, dont le père fut directeur de la
Compagnie des Indes [...] »7.
Si Nicolas Fromaget, notre auteur, est bien
de la même famille que Vincent-Pierre Fromaget, on peut imaginer que
le manque d’informations relatives à sa naissance s’explique par
le fait qu’il n’y est plus de lieux de culte protestants en
France depuis la révocation de l’édit de Nantes en 1685 par Louis
XIV. À partir de cette date, on entre dans une période où les
protestants n’ont plus que deux choix : quitter la France ou
vivre dans la clandestinité. Si cette hypothèse est juste, il est
possible qu’en tant que protestants, les membres de la famille
Fromaget n’aient pas enregistré leurs naissances à l’Eglise,
dont celle de notre auteur, comme il était d’usage de le faire.
Mais,
concentrons-nous à présent sur les sources qui font
vraisemblablement références à Nicolas Fromaget dans le but d’en
faire un panorama et d’émettre des hypothèses sur notre
mystérieux auteur. En cherchant dans les différentes
correspondances de l’époque, nous avons rencontré différentes
informations relativement intéressantes. Tout d’abord, dans la
correspondance de Françoise de Graffigny, on trouve des références
à Fromaget dans certaines lettres écrites à son ami Devaux,
receveurs des finances de Loraine. Parmi certains de leurs échanges,
il est question des Confidences
réciproques ou Anecdotes de la société de Madame la comtesse de
B***. Datant de 1747 et composé de
trois volumes, l’ouvrage semble emporter l’adhésion du public.
Sans certitude, le roman est attribué au comte Caylus et même
parfois à Claude Crébillon. Néanmoins, les deux premiers volumes
contiennent des récits d’aventure assez romanesques écrit à la
première personne alors que le troisième volume semble avoir été
écrit par une autre main. Au sujet des Confidences
réciproques, Mme de Graffigny qui a
prêté l’ouvrage à son ami écrit :
Si tu l’as lue, tu ne dis plus que
cela, n’est-ce pas ? Il y a bien longtemps que je n’ai lu un
livre avec autant de plaisir, et tout le monde est apparemment de mon
gout, car on en raffole ? Il se vend quasi comme La
Péruvienne. Il
n’est pas douteux que c’est Le
Cousin de Mahomet
qui l’a écrit, et c’est un homme qui n’a pas voulu se donner
un titre, et qui s’est mis à la suite d’un autre. Du moins nous
jugeons ainsi.8
L’édition nous
souligne dans les notes que le « Cousin de Mahomet » est
le surnom de Nicolas Fromaget et précise les dates de vie de notre
auteur : « 1700-1759 »9.
L’auteur des notes ne précise malheureusement pas les sources qui
lui permettent d’affirmer cette date de naissance comme étant
celle de Nicolas Fromaget. Cependant, concernant l’attribution des
Confidences réciproques,
les notes de l’édition explique qu’ :
On ne lui a jamais attribué Les
Confidences réciproques ;
il s’agit peut-être d’une confusion avec […] La
Promenade de Saint-Cloud ou la confidence réciproque,
paru en 3 volumes en 1736-1737. [On] remarque cependant qu’il a
collaboré à L’Histoire
de Guillaume (1737)
qui, comme Les
Confidences réciproques,
est considérée comme l’œuvre du comte de Caylus.10
Les notes nous
précisent au sujet de chacun des volumes qui composent l’ouvrage
qu’ « aucun ne ressemble à la plupart des œuvres de
Caylus ». D’autre part, dans une lettre ultérieure datant du
15 juin 1748, Mme de Graffigny conte à son ami une anecdote au sujet
de La Molière :
Nous nous sommes mis à parler
ensemble […] Hier à souper il me conta que c’est lui, son frère
et un autre auteur qui ont passé une nuit chez l’imprimeur des
Confidences
réciproques à
écrire le troisième volume tel qu’il est.11
Au sujet de cette
anecdote, les notes de l’édition stipulent que « quoique
embellie [elle] pourrait renfermer la vérité. La Molière était
bien capable d’écrire cette troisième partie, et c’est
probablement lui qui a nommé Fromaget comme l’auteur principal »12.
Ces confusions sur la paternité des œuvres peuvent s’expliquer
d’une façon simple ; nombre des hommes cités ou bien avec
lesquels Fromaget est supposé avoir écrit en société sont des
membres de la Société du Bout-du-banc, un salon littéraire animée
par l’actrice Jeanne-Françoise Quinault. Durant les dîners qui
avaient lieu le lundi, on peut compter la présence de Mme de
Graffigny, Maurepas, le comte de Caylus et des hommes de lettres
comme Voltaire, Piron, D’Alembert, Rousseau, Diderot, Crébillon
fils ou encore Marivaux. Nicholas Cronk écrit, dans son ouvrage sur
le comte de Caylus, qu’« il est probable que Fromaget fréquenta
la société du Bout-du-Banc en raison du recours au nom de Tonton
(le surnom de Mlle Quinault) dans Le
Cousin de Mahomet »13.
Une idée que confirme Jacqueline Hellegouarc’h dans son article au
sujet de L’Histoire de Guillaume
lorsqu’elle écrit que « des recoupements permettent de
penser que Fromaget était en relations avec Caylus et la Société
du Bout-du-Banc » 14.
Ces éléments
nous permettent donc d’affiner les dates de vie de notre auteur et
de supposer qu’il fréquentait un salon littéraire lui laissant
l’opportunité de rencontrer certains des grands auteurs de son
époque comme Marivaux. D’autre part, dans une lettre adressée à
M. de Lespine de Morembert datant de 1745, Favart écrit :
M. d’Argenson est à Gênes. Je
t’ai obligation de l’amitié dont il m’honore. Je lui ai donné
un secrétaire. Je ne me repens pas du bien que j’ai fait à M.
Fromaget, en lui procurant cette place ; mais j’aurais dû
songer à moi.15
À la lumière de
cet extrait, une liaison existe donc à la fois entre M. d’Argenson
et Fromaget mais également entre Favart et Fromaget puisque ce
premier aurait été l’intermédiaire entre notre auteur et M.
d’Argenson. Il est difficile de savoir auquel « M.
d’Argenson » Favart fait ici référence. Il est fort
probable, contenu de la date, qu’il s’agisse de Marc-Pierre de
Voyer de Paulmy, comte d’Argenson qui fut secrétaire d’Etat aux
affaires étrangères jusqu’en 1757. Cela dit, Fromaget a sans
doute été le secrétaire de Antoine-René de Voyer de Paulmy,
marquis d’Argenson, neveu du comte d’Argenson que l’on vient de
citer. En effet, le neveu a succédé à son oncle au poste de
secrétaire d’Etat aux affaires étrangères :
[…] Paulmy, dès qu’il a obtenu
la survivance au secrétariat d’Etat, s’adjoint aussi un petit
groupe personnel : Hecquet, Boursier, Fromaget […] Ce groupe
paraît assez stable, puisqu’en 1757, Paulmy, en succédant à son
oncle, organise son secrétariat : à Paris, Hecquet et
Rotisset ; à Versailles, Fromaget […].16
La personne
d’Antoine-René de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson, est
intéressante parce qu’il est un passionné de littérature, un
collectionneur qui possède une bibliothèque très étendue. Cette
bibliothèque est le fond ancien principal de la bibliothèque de
l’Arsenal. Dans l’ouvrage d’Henry Martin qui retrace l’histoire
de cette bibliothèque, on trouve également la mention du nom de
Fromaget et de sa fonction auprès du marquis d’Argenson :
Le premier bibliothécaire de M. de
Paulmy, ou le premier secrétaire qui s’occupa de ses livres, fut
Fromaget, auteur de plusieurs petits romans qui ont eu leur heure de
succès et dont le plus connu est le Cousin
de Mahomet.
Fromaget mourut en 1759.17
En
approfondissant cette piste, il est possible de retrouver la mention
de Fromaget et de ses fonctions en tant que secrétaire dans
certaines lettres adressées au marquis d’Argenson. Il semblerait
également que la bibliothèque du marquis ait conservé certains
ouvrages de notre auteur. On trouve dans les fonds de la bibliothèque
de l’Arsenal des romans qui sont annotés dont L’Histoire
de Guillaume où il est écrit que
: « ce livre est du pauvre Fromaget et d’un auteur encore
vivant […] »18.
Selon le Dictionnaire de l’Académie
datant de 1762, on emploie l’adjectif de « pauvre »
pour exprimer quelquefois un sentiment de compassion. Cela
supposerait donc que Fromaget, aux yeux du marquis d’Argenson, ait
du souffrir ou être malheureux, peut-être est-il mort lorsqu’il
fait écrire ces mots sur le manuscrit. L’adjectif est également
employé par tendresse et par familiarité. Dans ce cas, cela peut
nous laisser penser que le marquis et Fromaget étaient assez proches
l’un de l’autre.
Ces informations
nous permettent donc d’établir qu’en plus d’être un
dramaturge et un romancier, Nicolas Fromaget occupait aussi une place
de secrétaire et de bibliothécaire auprès du marquis d’Argenson.
Il ne vivait donc pas uniquement de sa plume comme d’autres
dramaturges et hommes de lettres de son époque. On peut également
supposer qu’il était proche de la Cour puisque le marquis l’avait
posté à Versailles.
Dans sa notice
biographique, Octave Uzanne prétend avoir trouvé par hasard le
portrait de Fromaget qu’il décrit ainsi :
Fromaget, proprement épousseté et
débarbouillé, m’apparut enfin sous les dehors d’un homme de
quarante-cinq ans, le visage un peu envahi d’embonpoint sous la
perruque. L’œil noir, doux et ironique à la fois le nez
proéminent […], les lèvres minces et malicieuses, et, dans
l’ensemble des traits, ce grand air de bonté et de quiétude qui
laisse deviner un écrivain heureux, lequel dînerait plus souvent à
la table d’un fermier général que dans des cabarets de poètes
faméliques. Je passerai sous silence l’élégance d’un jabot de
fine dentelle et les ramages d’un gilet somptueux […]19
Si la possibilité
d’un heureux hasard n’est pas à rejeter, il est davantage
probable qu’il s’agisse de Vincent-Pierre Fromaget qui, par sa
fonction, a été anobli par lettre. En effet, notre auteur, bien
qu’ayant travaillé à Versailles, n’a été que l’un des
secrétaires du marquis d’Argenson. Il est donc plus juste de
croire qu’étant anoblie Vincent-Pierre Fromaget est commandé un
portrait.
Au terme de nos
recherches, il transparaît donc que Nicolas Fromaget était un homme
discret qui, tout comme d’Orneval, a vécu « en dehors de toute
logique de consécration et en marge du cursus
honorum de l’homme de lettres du
XVIIIe s. »20.
Peut-être faut-il voir la description d’un de ses traits de
caractère lorsque Fromaget, dans le divertissement final des Noms
en blanc, écrit : « L’auteur
souvent caché, rêveur / examine le spectateur / de cent différentes
manières ».
Ces maigres
éléments biographiques évoqués, intéressons-nous à présent à
l’ensemble de l’œuvre de notre auteur.
Les
romans
Les œuvres
romanesques de Fromaget ne sont nullement évoquées dans les
différents dictionnaires portant sur le théâtre. L’unique
mention que l’on trouve est chez Antoine de Léris qui écrit que
Fromaget est « connu pour quelques historiettes »21.
Les informations qui nous permettent d’identifier les œuvres de
notre auteur proviennent essentiellement de la bibliothèque de
l’Arsenal et des annotations faites par le marquis d’Argenson.
Nous avons ainsi regroupé ce que nous savions dans le tableau
suivant :
Devant cette
liste, certaines remarques se doivent d’être faites. Avant toute
chose, notons qu’un nombre conséquent de romans, au regard de
l’ensemble de la production de Fromaget, sont écrits en société.
Dans les manuscrits du marquis d’Argenson, il est fait mention de
L’Histoire de Guillaume
est écrit en collaboration avec « un auteur encore vivant ».
Le marquis est également le seul à citer Dona
Urraca comme étant de Fromaget. Il
note sur le manuscrit la mention suivante : « Mme D. L. Z.
E. B. Q. (M. Fromaget) ». Observons
néanmoins l’absence dans cette liste des Confidences
réciproques ou Anecdotes de la société de Madame la comtesse de
B*** datant de 1747
qui, comme nous l’avons remarqué,
est attribué par Mme de Graffigny à Fromaget et ce, en
collaboration avec les frères La Molière.
Remarquons,
ensuite, que son poste auprès du
secrétaire d’Etat aux affaires étrangères expliquent peut être
le goût pour l’exotisme que l’on perçoit dans ces romans. On
trouve deux turqueries avec Le Cousin de
Mahomet et Kara-Mustapha,
un roman en rapport avec le Japon avec Mirima
et un dernier en rapport avec l’Espagne avec Dona
Urraca. Fromaget semble aussi dans le
goût du temps, notamment du XVIIe siècle, avec l’influence de la
galanterie. Mirima, impératrice du
Japon est sous-titré par « histoire
galante » lorsque Le Cousin de
Mahomet est qualifié d’ « histoire
plus que galante ». La Promenade
de Saint-Cloud s’inscrit aussi sous
l’égide galante, l’histoire narrant les retrouvailles d’un
couple d’amants séparés. D’autre
part, il ne serait pas inouï de croire que le sujet de ses romans
soit le fait de l’influence de ses
fréquentations notamment de la société du Bout-du-banc. En effet,
si l’on ne prend qu’un exemple, Claude Crébillon, qui est aussi
un habitué du salon de Mlle Quinault, est l’auteur du roman
intitulé Tanzaï et Néadarné,
une histoire également japonaise comme Mirima.
Les
pièces de théâtre
Dans son ouvrage,
Charles Weiss nous explique que Fromaget a écrit plusieurs pièces
pour « le théâtre de l’Opéra-Comique de 1738 à 1740, mais
qui n’ont pas été imprimées »22.
Nous avons recensé les titres dans le tableau suivant :
Il frappant de
constater que comme pour ses romans, le travail en société
représente une grande part de la production de Fromaget. Sur 7
pièces écrites pour l’Opéra-Comique, seulement 2 sont écrites
par Fromaget uniquement. Ce nombre peut varier selon les sources car
certains ouvrages qui recensent les pièces de la Foire considèrent
que L’Epreuve dangereuse
de 1740 est écrite en collaboration avec Lesage.
Fromaget apparaît
être plus prolifique durant l’année 1738 avec 3 pièces écrites
en collaboration. On peut noter qu’il n’est recensé aucune pièce
après cette date de 1740, ce qui nous laisse supposer que Fromaget
n’écrit plus pour l’Opéra-Comique dès lors qu’il entre au
service du marquis d’Argenson.
L’édition de
la pièce de Fromaget, Les Noms en
blanc, est établie à partir du
manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la
cote fr. 9313 (f° 101-112).
Les Noms en
blanc est un opéra-comique en un acte
avec un divertissement et un vaudeville. La pièce est représentée
le Lundi 9 Mars 1739 à la Foire Saint-Germain. La pièce est
précédée du Rêve,
une pièce d’un acte, de Pannard qui avait déjà été représentée
une première fois en février 1738.
Elle est suivie
par Les Fêtes des Anglais,
un ballet pantomime. Selon les frères Parfaict, il y eu « un
petit garçon et une danseuse âgés d’environ douze ans [qui]
exécutèrent un pas de deux en Pierrot Pierrette, qui fit un extrême
plaisir »23.
Le manuscrit des
Noms en blanc
nous fournit la liste des acteurs qui ont joué dans la pièce de
Fromaget. Ce qui est intéressant de noter, c’est que les noms des
acteurs semblent avoir été écrits à moment différent que celui
du reste de la page de la distribution. L’encre employée pour les
noms des acteurs est plus sombre que celle employée pour les noms
des personnages. Nous avons retranscrit cette liste dans le tableau
suivant :
La pièce
comporte trois grands personnages féminins à travers Madame
Argante, Lisette et Henriette. Le rôle de Madame Argante est joué
par Mlle Delisle qui est une actrice célèbre de la Foire. Née vers
1684, elle a environ 55 ans lorsqu’elle joue dans la pièce la
pièce de Fromaget. Dans son ouvrage, Campardon écrit que :
[…] revenue à Paris en 1721, elle
fut attachée au spectacle de Francisque et reprit chez lui
quelques-uns de ses anciens rôles, entre autres Colombine dans
Colombine Arlequin.
[…] En 1725, Honoré, entrepreneur de l’Opéra-Comique, la fit
entrer dans sa troupe ; sur cette scène elle joua différents rôles
[…] Retirée du théâtre en 1740, elle mourut vers 1758.24
Le rôle
d’Henriette est joué par Mlle Thérèse D’Estrel (aussi
orthographié « Destrel »). Il semble qu’elle soit née
dans les années 1720, ce qui lui donnerait à peine 19 ans
lorsqu’elle interprète le rôle d’Henriette. Cela étant dit,
Mlle D’Estrel fut une actrice de l’Opéra-Comique en 1738 et
1739, période où Fromaget fut très prolifique. En effet, elle joua
les rôles « de Thérèse dans Les
Vieillards rajeunis […] de Lesage et
Fromaget ; […] la jeune fille qui a perdu son oiseau, dans Le
Magasin des choses perdues, […] et
Henriette dans Les Noms en blanc
[...] »25.
Il est intéressant de noter que le personnage qu’elle incarne dans
Les Vieillards rajeunis
porte son prénom. Enfin, le rôle de Lisette est incarné par Mlle
Chéret « dite l’aînée »26
qui fut une actrice de l’Opéra-Comique qui joua, par exemple, « le
personnage de la Nuit dans Zéphyre et
la Lune […] de Boissy, représenté
le 9 septembre 1733 […] et fut l’une des actrices qui récitèrent
Le Compliment,
morceau composé par Pannard pour la clôture du spectacle de
l’Opéra-Comique le 13 avril 1737 »27.
La pièce
comporte quatre grands rôles masculins à travers Valère, Thibaut,
Valentin et Frontin. Le rôle de Valère est joué par un certain
« Monsieur Bourdais » que l’on retrouve également
indiquer pour jouer le rôle de Monsieur De La Louve. Etant donné
que les deux personnages se retrouvent ensemble durant la scène 5,
il est impossible qu’il s’agisse du même acteur interprétant
les deux rôles. Sur CESAR, le rôle de Valère est attribué très
précisément à Julien Bourdais dont le surnom aurait été
« Dorilly ». Il y a guère plus d’informations à son
sujet dans la base de données de CESAR ; d’autres acteurs
portent ce nom mais l’on n’a pas réussi à les identifier avec
précision. D’autre part, CESAR nous indique qu’il y a pour la
pièce, Les Noms en blanc,
un chorégraphe nommé Dala Louve. La paronymie entre le nom du
chorégraphe et celui du maître de ballet est assez flagrante pour
nous laisser nous interroger sur l’existence de cet homme. Il est
possible que l’homme réel est donnée son nom au personnage
néanmoins nous n’avons pas trouvé d’informations
supplémentaires concernant ce Dala Louve. On peut imaginer qu’il
s’agisse d’une erreur du scripteur et qu’il soit en réalité
question de « Bourdet » plutôt que de « Bourdais »,
le premier étant l’un des chorégraphes de la troupe de Pontau28.
Pour poursuivre,
le rôle de Thibaut est incarné par Monsieur Louis Lécluze29.
Cet acteur est né en 1711, il a donc 28 ans lorsqu’il joue le rôle
de Thibaut dans la pièce de Fromaget. Dans son ouvrage, Campardon
dit de lui qu’il fut « acteur forain et entrepreneur de
spectacles, [qui] débuta au théâtre de l’Opéra-Comique, à la
foire Saint-Germain de 1737, et y resta jusqu’en 1745 […] »30.
Selon CESAR, il aurait joué 34 rôles, certains provenant de pièces
jouées à plusieurs reprises. Ensuite, le rôle de Frontin est joué
par Monsieur Pierre Drouillon (aussi orthographié Dreuillon). Dans
son ouvrage, Campardon dit qu’il fut un acteur forain qui faisait
« partie de la troupe d’Alexandre Bertrand, où il
jouait les Arlequins. […] Admis à l’Opéra-Comique à la foire
Saint-Laurent de 1733, il débuta le 28 juillet dans Le
Départ de l’Opéra-Comique [...] »31.
Selon CESAR, on dénombre 37 pièces dans lesquelles l’acteur
aurait joué. Enfin, le rôle de Valentin est interprété par
Monsieur Garnier dont Campardon nous dit qu’il a été « acteur
de l’Opéra-Comique aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent de
1739 »32
et qu’il « joua sur ce théâtre le rôle de Valentin dans
Les Noms en blanc
[…] et celui de Rabatjoie dans Moulinet
premier, parodie par Favart […] »33.
La pièce s’ouvre
sur une salle où l’on découvre Valère et Thibault. Cette
première scène remplit les différentes fonctions d’une scène
d'exposition. On y apprend que Valère est amoureux d’Henriette, la
pupille de Madame Argante que celle-ci destine à son neveu Damon.
Valère a recours aux services de Thibault, le concierge du château,
pour l’aider dans son entreprise. On y apprend également que
Thibault est l’amoureux de Lisette, la chambrière, et que tous
deux s’emploieront à l’aider contre rémunération. Lisette ne
veut d’abord écouter que son « devoir » envers sa
jeune maîtresse mais se laisse convaincre par les diamants de Valère
ainsi que sa promesse d’épouser Henriette (scène 2).
Alors
que Thibault les laisse seuls, Valère et Lisette discutent et nous
apprennent différents éléments concernant la situation. Valère
nous apprend qu’il a rencontré Henriette au couvent où elle était
avec sa sœur et qu’ils ont formé un engagement, Lisette nous
informe que Madame Argante retient Henriette confinée dans l’espoir
de la contraindre à épouser son neveu Damon qu’elle décrit comme
« un monstre qui n’a rien d’humain » (scène 3).
Thibault revient accompagné de La Louve. Valère reconnait celui-ci
comme son « ancien maître », ce qui donne l’idée à
Lisette de déguiser Valère en baladin pour lui permettre d’entrer
dans le château (scène 5). Seuls, Lisette explique son plan à
Thibault : elle compte se servir des attachements qu’éprouvent
envers elle Frontin, le valet de Damon, et Valentin, l’intendant de
Mme Argante, pour servir les intérêts de Valère. L’idée ne
plaît pas à Thibault mais Lisette finit par le convaincre par ses
mots « Afin d’endormir les jaloux /
Et pour que tu sois mon époux / Il faut le contrefaire »
(scène 6). Lisette met dès lors son plan
en action d’abord avec Valentin puis Frontin (scènes 7 à 9). Elle
leur promet à chacun le mariage en échange de leur aide pour
l’entreprise amoureuse de Valère. Cela fait, elle est rejointe par
Thibault et Valère déguisé. Ce dernier presse Lisette de le
laisser voir Henriette. Il laisse à peine le temps à Lisette de lui
expliquer qu’il ne doit pas empêcher Henriette de signer « un
contrat », lorsqu’il aperçoit Henriette et se presse de la
rejoindre (scène 10). Les deux amants sont réunis pour la première
fois, un échange amoureux s’ensuit interrompu seulement par les
répliques comiques de Thibault toujours présent (scène 11). Madame
Argante entre en scène et, charmée par Valère qu’elle prend pour
un musicien, renvoie les autres pour être seule avec lui (scène
12). Elle le presse de chanter et finit par mêler sa voix à la
sienne d’une façon ridicule avant l’interruption de Valentin
qui, suivant le plan de Lisette, lui conte être porteur d’une
lettre exposant la trahison de Damon (scènes 13 et 14). Valentin
explique que « Damon perdant l’esprit
/ Pour certaine surannée […] Que tromper Madame Argante / Son âme
est impatiente ». Frontin entre à son tour en scène et, selon
les indications de Lisette, appuie la fable servie par Valentin au
sujet de Damon. Il rassure cependant Madame Argante et lui propose de
faire signer le contrat de mariage à Henriette dès à présent, il
en fera autant de son maître lorsqu’il sera saoul (scène 15).
Henriette paraît et, dupe de la supercherie, est forcée de signer
le contrat. Elle s’exécute, avec dépit lorsque Valère la presse
également à signer. Lisette remet cependant le contrat à Valère
qui remplit le blanc laissé pour l’époux concluant ainsi son
mariage avec Henriette en présence de Madame Argante (scène 16). La
dernière scène est le lieu d’un dévoilement des intrigues de
Lisette auprès de Valentin et Frontin. Frontin se prononce cependant
satisfait de voir que Lisette aura l’ascendant sur Thibault.
Le premier
élément qui montre que les femmes ont une place importante dans la
pièce est le fait du scripteur. En effet, contrairement aux règles
classiques, les femmes sont nommées les premières dans la
distribution initiale. D’autres éléments relatifs aux indications
scéniques viennent également appuyer cette idée. Lors de la scène
11, le personnage d’Henriette vient d’entrer en scène mais elle
est citée en première alors que dans les scènes 8 à 9, Lisette
qui reste sur scène est toujours citée en première puis vient
celui qui la rejoint (Valentin ou Frontin). On note donc, même si
cela n’est pas absolu, que le scripteur à fortement tendance à
citer les personnages féminins en premier. La scène 12 est en cela
la plus frappante ; Madame Argante vient d’entrer en scène
mais elle est citée la première suivie d’ « Henriette,
Lisette, Valère, Thibaut ».
Si cela n’est
pas forcément voulu par notre auteur, Fromaget, l’insistance
portée sur les personnages féminins l’est néanmoins dans le
corps de son œuvre. De fait, la place que prennent les femmes dans
la pièce de Fromaget ne se limite pas à ces indications scéniques
qui peuvent n’être que le fait du scripteur. Les personnages
féminins prennent aussi leur importance du point de vue de
l’intrigue. On pourrait citer l’implication de Lisette qui porte
presque à elle seule le dénouement heureux des deux amants. Elle
est, par exemple, celle qui donne l’idée du déguisement de
baladin pour Valère lorsqu’elle s’écrit à la scène 6 :
« il me vient une idée plaisante […]
donnez à Monsieur un de vos habits de ballet à la faveur de ce
déguisement, il ira et viendra dans le château sans être
suspect ». On peut également songer que c’est elle qui
mène Valentin et Frontin à apporter leur aide et qui songe à faire
profit du document de mariage incomplet. Mais, si Lisette apparaît
comme un personnage central, celui de Madame Argante l’est tout
autant. Pour illustrer cette idée, prenons l’exemple de la fin de
la scène 16 et examinons les ratures faites par le scripteur. En
effet, deux répliques ont été biffées par le scripteur avant
l’indication scénique qui fait sortir Madame Argante de scène.
Ces ratures sont très intéressantes à analyser ; la première
rature concerne Lisette qui dit « allons Madame, prenez la
chose en femme forte » et la seconde, qui n’est pas terminée,
concerne Madame d’Argante qui dit « vous être des ».
On peut supposer que la réplique de Lisette fait comprendre à
Madame Argante que celle-ci est « des leurs », qu’elle
fait donc partie de la mascarade dont le résultat mène au mariage
de Valère et d’Henriette. Cette réplique mettrait, dans ce cas,
l’accent sur le fait que Lisette est celle qui mène à bien toute
l’intrigue, qu’elle est le véritable cerveau de la mascarade qui
est jouée. Le fait de couper la réplique ici nous enlève donc la
possibilité pour Lisette de se révéler comme tel. Mais, si elle
reste pour l’instant dans l’ombre, on peut croire que cela est
pour servir la force comique lorsqu’elle révèle avoir trompé
Valentin et Frontin dans la dernière scène.
D’autre part,
la première réplique de Lisette est intéressante parce qu’elle
attribue cette idée de « femme forte » à Madame Argante. Cette
qualification est intéressante non pas dans le sens du terme de
« virago » mais plutôt au regard de la place de la femme
dans la pièce de Fromaget. Après tout, Madame Argante est une femme
mais elle tient un rôle qui est généralement attribuée à un
homme. Même si cela est anachronique, elle fait énormément penser
au personnage de Bartholo dans Le
Barbier de Séville ou La Précaution inutile
de Beaumarchais datant de 1775. Les schémas des pièces sont
identiques : on trouve l’aide d’un serviteur qui peut entrer
dans la demeure, le motif du déguisement en musicien, la feinte de
l’amant qui prétend être du côté du tuteur et d’approuver ces
actions ainsi que le mariage des jeunes gens sous le toit et à la
barbe du tyran. Lisette et Thibaut se partageraient sans doute le
rôle de Figaro mais Madame Argante aurait bien le rôle type du
tuteur qui séquestre sa pupille pour la faire épouser qui il
souhaite. De plus, on trouve d’autres appellations qui soutiennent
cette position de Madame Argante notamment dans la bouche du
personnage de Thibaut qui la nomme « daronne » à la fin
de la scène 2. Le terme est intéressant parce, dans son acceptation
masculine, il renvoie au maître de maison selon le Littré. Madame
Argante a donc bien la position la plus élevée de la pièce.
Néanmoins, notre auteur se joue de cette importance en faisant
flirter le personnage de Madame Argante avec le rôle type de la
vieille coquette qui rivalise avec la jeune fille lorsque le
personnage tente de séduire Valère, déguisé en baladin, à partir
de la scène 12.
Comme dans toutes
pièces foraines, Les Noms en blanc
de Fromaget se caractérisent par des moqueries contre certaines des
institutions officielles. Dans ce cas précis, les moqueries sont à
l’encontre de l’Opéra et de son personnel. On trouve, en effet,
la critique répandue sur le manque de vertu des actrices d’Opéra
dans le deuxième verset du divertissement final : « Une
novice d’Opéra / Chaque jour vous emboisera / De cent différentes
manières / Elle prendra tous vos ducats / Passant pour ce qu’elle
n’est pas / Et fera fort bien ses affaires ». On peut
également relever une parodie au sens premier, c’est-à-dire la
reprise d’un air d’opéra où l’on ajoute des paroles
différentes. La scène 11 parodie, par exemple, l’acte II, scène
7 d’Amadis
de Lully34
datant de 1684 lorsque Valère chante : « Est-ce vous
aimable Henriette ? » et que cette dernière lui répond :
« De mon amour êtes-vous l’objet ! » sur l’ « AIR
d’Amadis ».
Mais cette parodie se voit renforcée par l’intervention de Thibaut
qui ajoute : « Oui, c’est votre chère poulette ! […]
/ Oui, c’est votre cher petit poulet ! ». L’écart entre
les registres de langue participe à l’effet iconoclaste recherché
par l’auteur. Notons, d’autre part, que le langage de Thibaut
rompt aussi avec les envolées tragiques
des deux amants. Lorsque Valère s’écrit « ah !
cruelle ! », Thibaut commente leur scène par les
propos suivants : « Vous v’là ben
pour que Madame Argante vous voye, la v’là qui vient je vous en
avertis ».
Il est légitime
de croire que les acteurs tragiques sont aussi subtilement moqués
ici. Cela est, néanmoins, plus flagrant à travers le personnage de
Valentin dont le langage soutenu prend parfois des tournures de
tragédie à la scène 7 lorsqu’il dit à Lisette :
« Inhumaine, à quoi me
réduisez-vous ? ». Ce registre tragique s’étend même
à d’autres personnages tels que Lisette qui se prend au jeu pour
tenter de le persuader de partir lorsqu’elle dit, sur l’air des
« Folies d’Espagne » : « Cher
Valentin, daignez d’une maîtresse / Dans ce moment partager les
frayeurs. / Faudrait-il voir l’objet de ma tendresse / De son rival
apaiser les fureurs ? ». On peut croire que cet effet
tragique est bien rechercher car lorsque Lisette dit : « Que
vous serez effroyable / Chétif mortel à mes yeux / Et d’ailleurs
notre amoureux / Vous rossera comme un diable », le scripteur a
biffé l’expression « cher Valentin » pour la remplacer
par « chétif mortel ». Le choix d’expression cherche
donc à intensifier l’effet de parodie qui encore plus frappant
lorsque que l’on considère que Lisette joue un rôle pour berner
Valentin.
Cela étant dit,
les critiques et les moqueries s’étendent également à d’autres
sujets. Songeons, par exemple, que les danseurs sont pris pour cible
aux scènes 5 et 6. Lorsque La Louve hésite à participer à la
mascarade que propose Lisette en déguisant Valère en ménétrier.
La Louve évoque, pour sa défense, « l’honneur
de la profession » à la scène 5. Lisette
l’attaque en énonçant la critique à l’encontre des danseurs en
s’exclamant : « Vous êtes le seul du métier / Que ce
scrupule arrête ». Elle poursuit cette critique à la scène 6
lorsqu’elle dit à Thibaut au sujet des baladins : « Cet
habit a beaucoup d’avantages ; / Eh ! Comment ne peut-on pas
l’aimer ! / Il invite à certain badinage, / Un homme est toujours
sûr de charmer ».
Mais, en lien
avec l’importance que prend la femme dans la pièce, Les
Noms en blanc sont le lieu de critiques
contre certains aspects de la société et de ses mœurs notamment en
ce qui concerne le traitement réservé aux femmes. La première que
l’on peut relever concerne l’éducation religieuse des filles. En
effet, bien qu’elle vive reculée dans un couvent, Henriette y
rencontre Valère. Ce dernier nous l’apprend à la scène 3
lorsqu’il dit à Lisette au sujet d’Henriette : « j’en
ai fait la connaissance au couvent où elle était avec ma sœur ».
Cette confession nous montre que l’enfermement des jeunes filles
dans un couvent ne les éloigne pas des tentations dont on veut les
préserver. Les amants se rencontrent et vont même jusqu’à former
un engagement alors qu’Henriette est toujours au couvent. Par cette
situation, l’auteur se moque donc de la pratique qui avait cours à
son époque en la présentant, avec ironie, comme une précaution
inutile. Une seconde critique concernant les jeunes filles peut être
observée durant cette même scène 3. En effet, après que Valère
est conté son histoire à Lisette, celle-ci lui fait part de celle
d’Henriette. Lisette nous apprend donc que Madame Argante veut
forcer sa pupille à épouser son neveu et, dans ce but, la traite
avec sévérité. Ainsi, Lisette nous dévoile la séquestration que
leur impose Madame Argante en chantant : « Argante dans
cette retraite / Nous a confinés depuis peu / Espérant contraindre
Henriette / D’épouser Damon son neveu ». Elle précise
également qu’on tente de les pousser « à bout par toutes
sortes de mauvais traitements ». Par cette description de la
situation d’Henriette, l’auteur nous met ici face aux
persécutions qui sont faites aux jeunes filles vis-à-vis du
mariage. Il s’inscrit également dans un topoï littéraire que
l’on pourra retrouver par la suite dans des pièces telles que Le
Barbier de Séville ou La Précaution inutile
de Beaumarchais.
Une autre
critique, toujours en lien avec le mariage, concerne cette fois les
mœurs de l’époque. Valère se joint aux différents personnages
et presse Henriette de signer les papiers qui la marieront à Damon à
la scène 16. Henriette, surprise, s’exclame : « Quoi,
Monsieur, vous me conseilleriez d’épouser un homme que
j’abhorre ! », ce à quoi Valère répond :
« Pourquoi pas s’il est riche ! ». Il poursuit sur
l’air « c’est ma devise » en explicitant sa
pensée: « Fut-il un brutal, un
jaloux, / Force finance / En fait un fort aimable époux / Surtout en
France ! / Lui préférer un Damoiseau, / Quelle sottise !
/ Sans bien, l’hymen est un fardeau ». Lisette va jusqu’à
conclure les propos de Valère par la réplique suivante : « Et
celle de tous les honnêtes gens du siècle ». Même si les
paroles de Valère et de Lisette font parties de leur feinte, Madame
Argante qui est le modèle du tuteur et de ce qui se rapproche le
plus d’un parent, les approuve. La mention de la « France »
en particulier et des « gens du siècle » situent
précisément la critique qui est faite. Il y a tout un jeu avec
entre l’appât du gain que prône les paroles des personnages et le
qualificatif d’« honnête » qui renvoie à la fois à
ce qui est conforme à l’honneur et à la vertu comme à ce qui est
conforme à la raison, bienséant, convenable à la profession et à
l’âge des personnes. Ce jeu renforce la critique parce qu’il
illustre la corruption de la morale par les gens qui préfèrent
l’argent au bonheur, ou du moins à un mari qui ne serait pas une
brute. Il est intéressant de noter à quel point l’auteur est ici
précurseur vis-à-vis d’un temps où les mariages arrangés ont le
pas sur tout le reste.
La pièce, Les
Noms en blanc, de Fromaget semble être
placée sous le signe du déguisement et de la contrefaçon. Le
divertissement final est, en lui-même, une ode à la fausseté du
déguisement et de la contrefaçon avec la répétition quelque peu
modifier à chaque verset de la formule initiale : « En
passant pour ce qu’il n’est pas / Souvent il fait bien ses
affaires ». Cela étant dit, le déguisement et la contrefaçon
s’effectuent à différents niveaux.
Le premier niveau
concerne certains des personnages de la pièce, notamment ceux de
Lisette et de Valère. En effet, avec ces deux personnages, on est
face à un déguisement que l’on pourrait qualifier de matériel et
un déguisement qui relèverait davantage d’un rôle jouer.
Songeons que le personnage de Valère ne peut avoir accès au château
de Madame Argante et librement rencontrer son amante, Henriette. Il
lui est donc nécessaire de se déguiser afin de ne pas élever des
soupçons. Lisette est celle qui, à la scène 5, a l’idée de
déguiser Valère en baladin. De fait, en voyant La Louve, elle dit :
« Donnez à Monsieur un de vos habits
de ballet ; à la faveur de ce déguisement, il ira et viendra
dans le château sans être suspect et il chantera, ou dansera
suivant l’occasion ». L’acteur jouant Valère troque donc son
premier déguisement pour un second comme le suggèrent la didascalie
suivante : « se déboutonnant et ôtant son épée ».
Le choix du déguisement se révèle tout à fait intéressant parce
que l’habit devient presque une
justification au fait que le personnage chante et danse. Un double
niveau se dégage ; celui de l’intrigue où le personnage a
besoin de se déguiser et celui du genre de la pièce comprenant des
vaudevilles qui nécessitent d’être chantés.
Mais le
déguisement que Valère prend ne se limite pas à l’aspect
physique seulement, il prend d’autres formes. Le personnage se met,
en effet, à contrefaire et jouer un rôle lorsqu’il fait semblant
d’être du côté de Madame Argante dans la scène 16. Il
contrefait car il se joue d’Henriette qui finit par croire que son
amant veut vraiment qu’elle épouse Damon. Ce type de contrefaçon
se retrouve avec le personnage de Lisette qui prend différents rôle
et ce, de façon très claire. Songeons qu’à la scène 6, elle dit
à Thibaut qu’ « Afin
d’endormir les jaloux / […] Il faut le contrefaire ».
L’emploi du terme est très intéressant parce qu’il renvoie à
l’idée d’imiter, de représenter
quelque personne ou quelque chose, selon le Dictionnaire
de l’Académie de 1694. Il va de pair
avec les propos que tient Lisette dans la scène 8, où elle se
retrouve seule. Elle explique, en effet, qu’il lui faut changer
« de langage et de maintien ». On a ici l’idée d’une
actrice qui préparerait son rôle car le maintien renvoie à la
contenance, à l’air du visage et au port du corps. En effet, nous
évoquions précédemment que Lisette adaptait son langage par
rapport à celui de Valentin dans la scène 8, elle adopte aussi une
autre attitude pour faire face à Frontin dans la scène 9 parce que
celui-ci la « croit aussi sotte
qu’étourdie ».
Un second
niveau, davantage tourné vers la contrefaçon, peut être relevé.
Il serait question du niveau parodique de l’intrigue selon la
typologie que propose Françoise Rubellin dans son article sur
Lesage35.
Un certain nombre d’éléments de la pièce de Fromaget ne sont, en
effet, pas sans rappeler
la pièce, La
Joie Imprévue, de Marivaux. Avant
toute chose, rappelons qu’en plus d’avoir pu assister à la pièce
de Marivaux, il est possible que Fromaget est fréquenté les mêmes
cercles que celui-ci notamment la société du Bout-du-banc. Ces
notifications nous permettent de croire que le parallèle entre notre
pièce et La Joie Imprévue
de Marivaux n’est pas que le fruit du hasard mais bien la preuve
d’une influence possible de l’écriture entre les pièces qui se
jouaient sur les différents théâtres du XVIIIe siècle.
Ce que nous
pouvons noter, c’est que la pièce de Fromaget, Les
Noms en blanc, est jouée en 1739,
c’est-à-dire un an seulement après la pièce de Marivaux qui date
de 1738. D’une façon générale, les noms des personnages de notre
pièce semble emprunter à Marivaux qu’il s’agisse du nom de
Lisette, d’Argante ou celui de Frontin. Notons, d’autre part, que
si le valet type de La Joie Imprévue
se nomme Pasquin, il devient Frontin dans la pièce suivante de
Marivaux, Les Sincères.
On peut également noter de troublantes ressemblances sonores entre
les noms : Argante / Orgon, Frontin / Pasquin. Néanmoins,
l’élément le plus frappant reste le nom du héros, Damon, et sa
situation. Dans la pièce de Marivaux, il est dit dès la scène 1
que le personnage de Damon et son valet sont présents à Paris
depuis quinze jours pour l’achat d’une charge. Il est intéressant
de trouver le même type de mention dans notre pièce. En effet, le
neveu de Madame Argante, également nommé Damon, est à Paris « où
il est allé pour quelques affaires »
comme nous l’indique le personnage de Lisette à la scène 4.
Cependant, le
parallèle entre les deux pièces devient plus troublant sur la
question matrimoniale. Dans notre pièce, il est fait mention d’un
prétendu mariage de Damon qui a vraiment lieu dans la pièce de
Marivaux. Dans Les Noms en blanc,
Frontin explique que Damon « veut dans notre quartier, / Auprès
de notre auberge, / Au plutôt se marier […] » à la scène
15 alors que dans La Joie imprévue,
Damon rencontre Constance dans les jardins de l’hôtel où il loge
à Paris. Au sujet de Constance, avec qui le personnage de Marivaux
souhaite se marier, Pasquin nous dit à la scène 3 qu’elle habite
« rue Galante, dans la rue où [ils sont] » et précise
plus loin qu’elle « loge dans cette maison, d’où elle
passe dans le jardin de [leur] hôtel ».
Ce parallèle
établie entre les deux pièces, il est intéressant de voir comment
la pièce de Fromaget devient une sorte de contrefaçon de la pièce
de Marivaux. La première différence intéressante concerne le
physique du personnage de Damon. Il est présenté comme homme laid
dans notre pièce, Lisette le qualifie de « magot »
à la scène 3, alors qu’il est décrit comme un « assez joli
garçon, assez bien fait » dans scène 1 de la pièce de
Marivaux. D’autre part, on voit des similitudes entre les propos
que tient la Lisette de Marivaux lorsqu’elle dit à Pasquin, son
amant : « J’entends qu’il me faut un mari, et non pas
un amant » à la scène 5. La Lisette de Fromaget fait tenir le
même type de discours à Frontin à la scène 9 en le repoussant. Ce
qui est intéressant cependant c’est que si la Lisette de Marivaux
est sincère, celle de Fromaget se joue de Frontin. Ainsi, ces
éléments nous présentent plusieurs niveaux de la mascarade qui est
jouée ; si Fromaget rend Damon infidèle et laid, trahissant peut
être le personnage de Marivaux, il en fait de même avec son propre
personnage de Lisette vis-à-vis de celle de Marivaux. On a ici un
lien méta-textuel qui met en exergue que la pièce de Fromaget est
elle-même un travestissement, une contrefaçon de la pièce de
Marivaux.
________________________
1
Octave Uzanne, « Notice bio-bibliographique », In Contes
de Fromaget, Le Cousin de Mahomet, Paris, 1882, p. I-XIV.
2
Charles Weiss, Biographie universelle, ou Dictionnaire historique
contenant la nécrologie des hommes célèbres de tous les pays,
Paris, 1851, T. 2, p. 679.
3
Antoine Boudet, Journal économique, Paris, Juillet 1765, p.
290.
4
Haudrère Philippe, « L'origine du personnel de direction générale
de la Compagnie française des Indes, 1719-1794 », In Revue
française d’histoire d’outre-mer, tome 67, n°248-249, 3e
et 4e trimestres 1980, p. 339-371.
5
Ibidem, p. 339-371.
6
Monique Severin, « La famille Joly de Bammeville », In Fédération
des sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne,
Mémoires, Tome XXIX, 1984, p. 105.
7
Ibidem, p. 115.
8
Françoise de Graffigny, Correspondances de Madame de Graffigny :
11 mars 1748 – 25 avril 1749, lettres 1217-1390, Voltaire
Fondation, 2004, p. 147-149.
9
Ibidem,
p. 520.
10
Ibidem,
p. 149.
11
Ibidem,
p. 150.
12
Ibidem, p. 151.
13
Nicholas Cronk, Le comte de Caylus: les arts et les lettres,
Oxford, 26-27 mai 2000, p. 286.
14
Jacqueline Hellegouarc’h, « Notes sur Caylus et l'écriture
collective au XVIIIe siècle », In Revue d'Histoire littéraire
de la France, PUF, VOL. 106, 2006.
15
Charles-Simon Favart, Mémoires et correspondance littéraires :
dramatiques et anecdotiques, Paris, 1808, T. 2, p. 28.
16
Yves Combeau, Le Comte d’Argenson, 1696-1764 : Ministre de
Louis XV, 1999, p. 286.
17
Henry Martin, Histoire de la bibliothèque de l’Arsenal,
Paris, 1900, p. 79-80.
18
Cela est écrit par P. A. Soyer, autre secrétaire de Paulmy, a
écrit au catalogue (ms. Ars., n° 6115, fol. 214).
19
Octave Uzanne, Op. Cit., p. V.
20
Notice de Jeanne-Marie Hostiou pour « Lesage et D’Orneval,
L’Ombre de la Foire » In Théâtre de la Foire :
anthologie de pièces inédites 1712-1732, éd. Françoise
Rubellin, Montpellier, Ed. Espaces 34, 2005, p. 221.
21
Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire
des théâtres, Paris, 1763, p. 579.
22
Charles Weiss, Op. Cit.,
p. 679.
23
François et Claude Parfaict, Mémoires pour servir à l'histoire
des spectacles de la Foire, Paris, 1743, T. 2, p. 136.
24
Emile Campardon, Les Spectacles de la Foire, 1877, T. 1, p.
239.
25
Ibidem,
p. 251.
26
Ibidem,
p. 199.
27
Ibidem,
p. 199.
28
On trouvera, en annexe 11, un tableau regroupant les membres de la
troupe de Pontau de 1734 à 1743.
29
Au sujet de cet acteur, voir la thèse de Pierre Baron, Louis
Lécluze (1711-1792) : acteur, auteur poissard, chirurgien-dentiste
et entrepreneur de spectacles, 2008.
30
Ibidem,
T. 2, p. 45-48.
31
Ibidem,
T. 1, p. 272-273.
32
Ibidem, p. 363.
33
Ibidem, p. 363.
34
Judith Le Blanc, Parodies d'opéras sur la scène des théâtres
parisiens (1672-1745), Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 61.
35
Françoise Rubellin, « Lesage parodiste : un regard critique », In
Lesage, écrivain (1695-1735), éd. Jacques Wagner,
Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997, p. 95.