dimanche 24 juillet 2016

Etude du prologue du Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle.



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Adam de la Halle est un poète arrageois du XIIIe siècle, de ce fait, aucun document administratif n'a gardé sa trace et donc tout ce que l’on sait de lui nous vient de ses écrits. Le Jeu de la feuillée date de 1276-1277. Il s’agit d’un œuvre dramatique dans laquelle le poète intervient lui-même. Elle reprend le thème du « congé » mais avec un ton bien plus grinçant car usant des traditions littéraires qu’il connaît, Adam de la Halle se permet de critiquer certains éléments de sa société. Le motif de la pièce est la décision d’Adam de quitter Arras pour reprendre ses études de clerc. L’extrait que l’on va étudier se situe au tout début de l’œuvre, de fait il s’agit des trente premiers vers. On peut considérer ce passage comme le prologue contenu de sa position initiale mais également par les fonctions qu’il remplit. En effet, comme tout bon prologue, il est la première partie d'une œuvre littéraire ou dramatique et sert à situer les personnages et l'action. On peut ainsi se demander en quoi ce passage, tout en remplissant les fonctions primaires du prologue, est le lieu où Adam de la Halle établit à la fois une argumentation et une véritable poétique pour sa pièce.

On peut voir dans ce passage trois mouvements différents qui rythment le prologue et son argumentation. Dans un premier temps, des vers 1 à 11, l’annonce fondatrice de son œuvre ; dans un deuxième temps, des vers 12 à 23, il s’agit de l’irruption du dialogue par lequel Adam fait intervenir la pensée des bourgeois et des habitants d’Arras ; enfin, dans un dernier mouvement, des vers 24 à 33, c’est l’occasion pour le poète d’affermir sa décision et d’affirmer son art.

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On peut, dans un premier temps, distinguer un premier mouvement des vers 1 à 12 avec la réplique d’Adam qui commence Le Jeu de la feuillée. On peut la distinguer parce qu’elle se présente comme une véritable annonce de l’auteur. Dans ce passage, Adam de la Halle annonce les grands thèmes du Jeu de la Feuillée et sa visée.

La première réplique du Jeu de la feuillée est donc à son auteur. Elle se compose de trois quatrains en alexandrins qui annoncent une poésie grave, un ton sérieux. Le poète y annonce sa décision de quitter Arras pour reprendre ses études et y fait un bilan du temps qu’il a passé dans cette ville. On peut donc en déduire que l’enjeu même de la pièce tourne autour d’Adam de la Halle et de cette décision, ce qui va être dit annonce les raisons de l’écriture du Jeu de la feuillée. De plus, cette réplique prend la fonction d’un prologue puisqu’elle nous situe le personnage et l’action. Elle nous situe le personnage, d’abord, avec Adam de la Halle qui est un poète et un intellectuel puisqu’il reprend l’habit de clerc qui, au moyen âge, était la figure de l’intellectuel car il savait lire et écrire le latin. Elle nous situe l’action, ensuite, parce que dès les premiers vers, Adam nous indique son intention de « prendre congé » et donc de quitter Arras pour réaliser son rêve en prenant la route de Paris. Notons que Paris étant la capitale, est aussi le symbole de la connaissance et de l’étude ici. Elle est vue comme le lieu où le poète compte réussir, comme l’endroit où, plus loin dans l’extrait, il peut faire « fructifier » son talent. Dans ce premier mouvement, il est aussi question d’affirmer de façon imagée le dessein du Jeu de la Feuillée mais également une sorte de poétique. En effet, on peut noter la présence de la métaphore des pots brisés au vers 11 que l’on retrouve chez Jean BODEL et qui rappelle le vers 534 du DERVE. Ici, les « tessons » font allusion au faite que la carrière d’Adam a été interrompu et doit recommencer, dans un premier temps, mais ils font aussi, dans un second temps, référence à l’idée que Adam s’inscrit dans une tradition faite de topoï, de motifs. Ces topoï sont les tessons i.e. l’assemblage de ses topoï est égale à la construction de l’œuvre comme on le ferait pour un vase. L’usage des traditions est donc un élément fondateur et constructeur de l’œuvre d’Adam de la Halle. C’est comme s’il inscrivait son œuvre comme construite sur des traditions qui réunit par ses soins fond du Jeu de la feuillée une œuvre complète et unifiée.

Ce passage est marqué par le changement que l’on peut voir dans le texte par le mot « maintenant » qui montre une rupture après l’utilisation de la conjonction de coordination « mais » aux vers 4-5. Ce changement apparaît aussi chez le poète. Adam de la Halle se présente comme changé et cela à différents niveaux : un changement, d’abord, physique ; il apparaît vêtu d’ « un autre costume » que l’on devine par la suite être celui de clerc grâces aux répliques qui suivent : « je reprends ma place parmi les clercs » (V1). Par ce changement d’habit (clerc est vêtu de noir et porte la tonsure), Adam de la Halle se présente dans son costume d’étudiant, en « escoliers ». Il montre donc physiquement que sa décision est prise. Ensuite, un changement mental est visible dans ses paroles ; Adam de la Halle dit avoir « retrouver sa lucidité, malgré l’envoutement qui le tient, après une grave maladie revient une excellente santé » (V7-8). Il se présente comme guéri, libéré et veut par là rassurer les bourgeois en les confortant dans l’idée qu’il est prêt à partir.

Cependant, la façon dont ses changements sont exprimés s’inscrit dans des traditions et des topoï que nous avons déjà affirmés comme étant fondateurs pour Le Jeu de la feuillée. D’abord, Adam de la Halle exprime, au vers 4, sa décision de « prendre congé » qui exprime, d’une part, son désir de se séparer mais aussi une marginalité, un désir de souligner sa différence. Notons que le « congé » est un genre poétique qui se sert d’un « je » parlant de sa situation personnelle comme c’est le cas des poètes comme Jean Bodel ou Baude Fastoul qui traitent de leurs maladies. Mais, le « congé » est aussi un genre qui apparaît dans la lyrique troubadouresque rattachant le genre au thème de l’amour. Adam de la Halle retient les deux aspects de cette tradition car il quitte Arras pour s’isoler mais il quitte aussi sa femme. Le poète affirme par son désir de partir son appartenance à une tradition poétique dès les premières lignes du prologue. Notons également que le fait qu’Adam de la Halle apparaisse comme personnage ajoute à l’idée de dramatisation de sa situation personnelle qui est déjà présente par le genre du congé. Par la suite, il met en évidence l’une des premières tensions de la pièce, celle du « clergie » et de l’amour. Il nous expose ici son intention de reprendre ses études, ce qui nous laisse suggérer qu’à première vue, il a été empêché par l’amour de continuer sa formation d’intellectuel. Adam de la Halle se présente comme victime d’un amour perçu comme un enchantement. Il veut prouver qu’il s’est libéré de l’amour et affirme de ce fait qu’il est guéri. On trouve ici le topos de l’amour comme enchantement mais aussi celui de l’amour comme maladie qui remonte à l’antiquité i.e. l’amour est vu comme un dérèglement des humeurs, comme une pathologie. On considère, en effet, l’amoureux comme un malade, un aliéné car il est hors de lui-même, il ne s’appartient plus à lui-même. Dans la continuation de cette idée, on trouve le thème de la folie qui sera présent tout au long de l’œuvre avec la présence du Dervé mais qui justifie aussi le titre de l’œuvre : la feuillé étant une homophonie de « folie ». Néanmoins, il n’y pas de blâme accordé à cet amour, il est plutôt valorisé parce qu’Adam de la Halle affirme lui-même, aux vers 9 et 10, qu’il n’a pas perdu son temps et qu’il a été un « amant loyal ». Adam de la Halle se distingue de la tradition, il affirme une indépendance et son originalité en faisant le choix de ne pas suivre cette tradition du clerc mal marié.

De plus, ce premier mouvement est très construit, Adam cherche à convaincre, comme nous l’avons déjà dit précédemment, les bourgeois dont il dépend des largesses pour accomplir son voyage. Il veut donc se présenter comme guéri et oppose, de ce fait, à ce topos de « folie » si récurrent dans son œuvre, le terme de « lucidité » retrouvée. Ajoutons à cela, l’usage de la conjonction « donc », au vers 12, qui nous montre bien qu’il s’agit d’une décision raisonnée et réfléchie et non pas l’effet de « vaines vantardises » (v6). Ce premier mouvement est un discours articulé qui pose dès les premiers vers du prologue les lignes de conduite de l’œuvre du poète.

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On peut voir dans les vers 12 à 23, un second mouvement avec l’intervention d’un autre personnage, Richesse Auri, qui met fin au monologue du poète et nous fait entrer réellement dans la pièce en commentant la décision d’Adam de la Halle. En effet, à partir de cette réplique, Adam de la Halle insère le dialogue entre le poète et d’autres personnages et ces derniers entre eux. Le Jeu de la feuillée n’est donc pas un monologue d’Adam de la Halle mais bien une pièce où différents personnages interviennent et argumentent avec le poète et entre eux. Ainsi, passant à la polyphonie, il nous fait entrer dans la représentation après ce qui ressemblait plus à une annonce formelle et officielle.

Les deux personnages à intervenir dans ce prologue et ce deuxième mouvement, « Riquier Auri » et « Hans li merciers », ne sont pas anodins, ce sont, en effet, des figures représentatives des bourgeois d’Arras à qui Adam s’adresse pour obtenir les largesses i.e. le support financier nécessaire pour reprendre ses études. Leurs noms sont en ce la très représentatifs et insèrent le thème de l’argent qui est un enjeu important dans la pièce. Tout d’abord, « Riquier Auri » est un nom qui est, en soi, tout tourné vers l’argent. On peut ainsi noter que « Riquier » signifie « richesse » et que « Auri » signifie « or ». Il introduit donc par son pseudonyme ce thème important de la pièce et l’un des grands enjeux du Jeu de la feuillée. Ensuite, « Hans li merciers » est un nom qui est un véritable clin d’œil à la ville d’Arras et son pouvoir commercial. En effet, un mercier est une personne qui vend des articles de couture et l’on sait que la ville d’Arras était, à l’époque d’Adam de la Halle, l’un des grands centres commerciaux d’Europe notamment réputé pour son commerce de draps. Ce terme renvoie aussi à l’idée de marchands que l’on peut désigner comme les bourgeois d’Arras. Il s’agit donc, par le choix de ce personnage, de symboliser ce pouvoir commercial et financier qu’il inclut avec lui. Dans la continuation de cette idée, on peut noter que le thème de l’argent est également présent dans les propos des personnages eux même. On peut ainsi relever, au vers 18, la réplique de Hans le mercier lorsqu’il parle d’« un profit de deux deniers par livre » associant la réplique précédente du poète qui parlait de l’adresse de « Riquier Amion » dans son livre (v16) au thème de l’argent.

On peut également voir ici un second mouvement car, par l’intervention d’un autre personnage, par cette parole donnée à l’autre, Adam de la Halle introduit et anticipe une réponse de ceux qui viennent d’entendre l’annonce de sa décision concernant se reprise d’étude. En effet, c’est, dans un premier temps, l’expression d’une voix commune qui nous est donnée. On peut le noter par l’emploi d’expressions telles que « jamais d’Arras » (v14) qui renvoie bien à une globalité i.e. les habitants d’Arras ou bien « personne n’ose vous faire des reproches » (v20) qui met bien en avant l’opinion d’une majorité même que Hans met à jour. Néanmoins, dans un second temps, ce sont les doutes et les questions des bourgeois qu’Adam de la Halle fait incarner à ses personnages face à l’annonce de sa décision : il anticipe et répond aux demandes qu’il a deviné en les mettant dans les bouches de Riquier et Hans. La première opposition est évoquée par Riquier. Il doute, en effet, du caractère vraisemblable de ce que suggère Adam. Pour cette raison, il insiste sur le fait que « jamais d’Arras n’est sorti un grand clerc » (v13) et met en avant l’idée que le poète est naïf, qu’il se berce « d’illusions » s’il croit y parvenir. De plus, en usant du terme d’ « exploit » (v14), Riquier insiste sur le fait qu’il s’agit d’une tache difficile et que son entreprise peut paraitre vaine si l’on s’arrête sur l’Histoire d’Arras et de ses annales où aucun clair brillant ne s’est démarqué. Face à cette première opposition, Adam de la Halle rétorque en nommant « Riquier Amion » comme étant un « grand clerc, très adroit de son livre » (v16-17). Il donne donc un exemple de réussite pour contrer le caractère irréalisable mis en avant par Riquier. Par la suite, la seconde opposition qui lui peut être faite et qu’il met dans la bouche de Hans porte sur un des traits de caractère du poète. Hans l’assène d’avoir un esprit « changeant » (v21), il fait donc référence au faite qu’Adam de la Halle a déjà changé d’avis, peut être fait il référence à son mariage avec Marie ou bien anticipe t-il la fin du Jeu de la Feuillé avec le don de Mandragore et la scène finale de la taverne. Quoi qu’il en soit réellement, c’est Riquier qui répond à cette seconde opposition. On a ici un début de portrait d’Adam et de la portée de sa décision : Adam apparaît comme quelqu’un de « changeant » mais de capable de réaliser ce qu’il énonce car étant têtu, comme nous le laisse présager la réplique de Riquier : « est ce que vous imaginez (…) qu’il pourrait réaliser ce qu’il annonce ? » (v22-23). Dans la même idée, on peut voir dans la première opposition émise par Riquier une manière pour le poète de glorifier son entreprise et lui donner un caractère exceptionnel. Ajoutons à cela que la question posée par Riquier au vers 23, laisse un suspense concernant la possible réussite de l’entreprise du poète.

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On peut enfin voir un dernier mouvement, des vers 24 à 33, avec la réponse d’Adam de la Halle aux doutes et son affirmation concernant le fait que sa décision est prise, évoquant pour cela sa situation et ses raisons. Le poète, qui ouvrait le Jeu de la feuillée, en clôt également le prologue par une annonce plus ferme de son désir de quitter Arras et de reprendre ses études.

Alors que dans le second mouvement, Adam de la Halle anticipait les doutes de son entourage en les plaçant dans les paroles de ses personnages ; dans ce troisième et dernier mouvement, il pointe directement les doutes lorsqu’il dit « chacun, à ce qu’il me semble, prend mes propos pour de méprisables billevesées » (v24-25) i.e. son annonce est perçue comme des propos frivoles n’étant pas digne de respect. Il met ici, de façon directe, en évidence l’attitude générale qui reçoit sa décision mais, néanmoins, le poète ne se laisse pas pour autant troubler, il reste ferme concernant sa décision et insiste à nouveau comme pour établir définitivement cette décision prise. On peut le noter avec l’usage de la conjonction de coordination « mais » (v26) qui montre son désir de faire face aux oppositions qui se dressent contre sa décision, d’une part. D’autre part, on peut le comprendre par le contenu de ses propos. Adam de la Halle affirme avoir gouté à ce que la vie d’Arras à offrir et que rien ne peut le retenir d’avantage dans cette ville lorsqu’il écrit : « je tiens à vous dire que je n’aime pas assez les plaisirs de la vie arrageoise pour leur sacrifier la quête du savoir. » (V28-30). Il émet, par cela, sa préférence pour le savoir et l’intellectuel sur les plaisirs du corps et de sa vie à Arras. Notons que par l’usage du terme « sacrifier », le poète marque une opposition entre les deux et la nécessité pour lui de choisir. L’un ne pouvant aller avec l’autre, le poète ne peut continuer de vivre à Arras et espérer reprendre ses études : une séparation est nécessaire et Adam de la Halle, par ces propos, affirme être prêt et même préférer le savoir aux « plaisirs ».
Il montre à nouveau le caractère solitaire et marginal que présupposait le genre du congé en affirmant : « la nécessité m’oblige à ne compter que sur moi » (v26-27). Par ces vers, il réactive également, à nouveau, le motif de l’argent qui était déjà présent auparavant. Notons que, par la suite, il est fait référence au faite que Maître Henri, le père d’Adam, est un avare et ne compte pas financer les études de son fils. On peut, de plus, noter les expressions suivantes : « je le fasse fructifier » (v32) ou « j’ai trop vidé ma bourse » (v33) qui sont autant d’insistances sur le thème de l’argent et nous rappellent que pour partir Adam de la Halle, ne pouvant pas compter sur son père, espère obtenir les largesses d’un bourgeois. Il s’agit d’un topos s’inscrivant dans une tradition littéraire : le poète cherche un protecteur, un mécène dans la même idée que Rutebeuf lorsqu’il écrit sa complainte sur son œil. Notons également que l’expression : « j’ai trop vidé ma bourse en ce lieu » (v33) réactive cette idée de choix et de préférence du poète pour ses études mais nous montre aussi l’importance de l’argent pour Arras et ses habitants. Arras apparaît comme un piège qui retient le poète et son « talent » (v31) et où ses ressources financières s’épuisent. Cette mention rappelle la scène finale de la taverne qui insiste sur cette idée d’emprisonnement du poète avec la réplique miniature de la société d’Arras, la notion d’argent et la stagnation dans laquelle est plongé le poète qui n’a toujours pas quitter Arras.

Dans une autre idée mais liée à celle de « talent », dans ce dernier mouvement, d’avantage que dans les autres, Adam de la Halle insiste sur son don poétique, son désir de savoir et même sur le travail du poète. Nous avons déjà noté que le poète ne veut pas « sacrifier la quête du savoir » (v30) aux « plaisirs de la vie arrageoise » (v29). S’il avait déjà émis son désir de savoir en affirmant sa décision de reprendre ses études, pour la première fois, Adam évoque son « talent » comme une capacité donnée par Dieu. On peut relever dans le texte les vers suivants : « Puisque Dieu m’a doté de talent, il est temps que je le fasse fructifier » qui, en plus de faire référence de façon directe à son « talent » pour la poésie et à la religion par la mention de « Dieu », sont aussi les vers qui font référence pour la première fois au travail de poète. Allié au thème de l’argent, on peut voir ici l’idée que la raison du Jeu de la feuillée est bien celle d’être rémunéré. En effet, il allie par ces vers le thème de l’argent et celui de son travail poétique néanmoins il ne l’avilie pas. En effet, on pourrait presque penser qu’il l’anoblie par la mention du terme de « quête » qui connote des actes héroïques et valeureux à l’époque d’Adam de la Halle. De même, notons que par la mention de « Dieu » comme celui qui lui à offert sa capacité poétique et la dénomination de « talent », le poète agrandit son travail en usant de la légitimité divine.

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Ainsi donc, pour conclure, ce passage a bien les fonctions d’un prologue parce qu’il nous présente les personnages notamment le poète qui s’avère être central dans l’œuvre et la situation de l’œuvre qui tourne autour de cette décision prétexte de reprendre ses études. En effet, ce passage met en avant les raisons d’une écriture se rapportant à une situation personnelle et particulière : sa décision de partir et son bilan concernant le temps passé à Arras. Néanmoins, on peut constater que ce passage dépasse les fonctions primaires du prologue : tout d’abord, parce qu’il s’agit d’un texte construit où le poète défend sa décision ; ensuite, parce que ce passage est l’occasion dénoncer une véritable poétique de l’œuvre. Adam de la Halle, dès les premiers vers, inscrit son œuvre dans des traditions pareilles aux pierres de taille dans la construction d’un édifice. Il reprend des topos et montre par cela sa connaissance littéraire tout comme son respect des traditions préexistantes mais il affirme également son originalité dans sa manière d’user de ces traditions. Ce passage en est même la parfaite illustration : il est donc d’une grande importance dans le Jeu de la feuillée concernant les fonctions traditionnels mais fait preuve d’originalité dans sa façon d’annoncer une véritable poétique de la pièce et de sa construction. 

Citation du jour : Jacques P.




Travail sur Les Paravents : « Chez Jean Genet, la beauté est une putain ».

    Les Paravents est une pièce de Jean Genet, publiée en 1961, à la suite d’une crise identité littéraire de la part de son auteur. Néanmoins, fidèle à lui-même, Jean Genet met en scène, dans sa pièce, des personnages, des situations et des images propres à choquer les valeurs de la société bourgeoise de son temps. Certains ont pu dire que, chez Jean Genet, la beauté est une putain. On associe ainsi deux idées ; la beauté qui serait un idéal de gout et de juste, et la putain qui renvoie à quelque chose de bas, quelque chose de prosaïque mais qui n’exclut pas pour autant une idée de beauté. Une putain peut être belle mais elle représente néanmoins une idée de dégradante dans l’imaginaire collectif. Le terme même de putain est péjoratif. Dire que la beauté, chez Genet, est une putain ; c’est dire que les belles images qu’il construit en possèdent les caractéristiques. Cela revient donc à dire que les belles images sont « attirantes » en surface, qu’elles usent des apparences avec génie mais également qu’elles sont éphémère et trompeuse, qu’elles cachent autre chose : un réel plus bas et décevant que l’idéal qu’elles cherchent à incarner. Dire que chez Genet, la beauté est une putain ; c’est dire que les images poétiques et la mise en scène qu’il propose, qui apparaissent belles et somptueuses, cachent une réalité plus basse, laide et pourrissante. Cela nous confronte aux thèmes de l’apparence et du reflet, de l’attirance et de la séduction mais aussi de l’éphémère et de la tromperie, de l’illusion et du trucage. Mais, est ce à dire qu’il ne s’agit pour Genet que de détruire les belles images qu’il met en place ? N’est-il question que de montrer que les charmes de la beauté sont trompeurs ? Ce sujet nous met, en effet, face à une opposition entre un idéal et la réalité par l’ambivalence qu’offre le terme de « putain », mais il nous mène à nous interroger sur l’esthétique de Genet. Quel sens prend la beauté dans l’œuvre, Les Paravents ? Comment se présente-t-elle ? A quoi renvoie-t-elle ? Et, surtout, que nous révèle-t-elle ?

    Nous verrons, dans un premier temps, ce qu’il en est à première vue. Comme la putain, la beauté chez Genet séduit et attire, elle est un travail sur l’apparence mais également une substitution au réel et une incarnation d’un idéal. Dans un second temps, nous montrerons que, examinée avec plus d’attention, la beauté telle la putain est éphémère et trompeuse au point d’en devenir suspecte et d’être remise en question, que cette apparence cache autre chose. Enfin, dans un dernier temps, nous nous arrêterons sur l’esthétique de Genet en montrant que si la beauté cache un réel plus bas, elle le dévoile également avec plus de force en prenant une valeur iconoclaste, dans le sens où elle détruit les images, allant jusqu’à un inversement, une perversion de la beauté qui lui donne, entre les mains de Genet, une nouvelle valeur, une nouvelle fonction.

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    Avant toute chose, on se doit de noter que dans la pièce, Les paravents, le personnage même de la putain est incarné par Warda, Malika et, par la suite, Djemila. En effet, on se doit remarquer que dès leur première apparition, au deuxième tableau, les deux prostituées sont richement vêtues mais elles sont aussi présentées comme de belles femmes, surtout Warda. Jean Genet insiste grandement sur cela, que ce soit dans les didascalies ou bien dans le commentaire qui suit ce deuxième tableau. Songeons, en effet, que leurs robes sont d’un « tissu d’or » mais aussi que la première réplique de ce tableau est celle de Mustapha qui constate « toi es la plus belle » à la page 28. Le lien est donc déjà établi entre beauté et putain par Genet lui-même dans la pièce.

    Cela étant posé, on peut noter que, dans la pièce de Genet, la beauté passe par les personnages, les décors et les costumes mais également par le langage et les images utilisées. Elle agit sur les sens et le goût, elle frappe par sa somptuosité, sa force poétique. Tout comme la putain, la beauté est présentée comme une chose qui attire et séduit, qui doit éblouir autant le personnage que le spectateur. On peut, tout d’abord, noter le pouvoir attractif de la beauté, si l’on considère comme les personnes de la pièce que la putain est un synonyme de beauté, avec cette réplique de Sriha à la page 233 qu’image parfaitement cette idée lorsque, parlant de son fils, elle dit « autour du bordel sa marche dessinait une boucle ». On peut, ensuite, ainsi relever la mise en abyme dans laquelle nous plongent les personnages du deuxième tableau, à la page 28, lorsqu’ils regardent Warda : « les trois hommes ne cessent de regarder les préparatifs, bouches bées ». Ils nous montrent, dans un premier temps, l’attitude que provoque la beauté par leur posture ébahie et contemplative mais ils font aussi, dans un second temps, le lien avec le spectateur qui face à la beauté doit avoir la même réaction. On retrouve cette idée à d’autres moments de la pièce. On peut songer au dixième tableau lorsque Sir Harold applaudit la réplique de Monsieur Blankensee qui parle « comme s’il récitait du Mallarmé », c'est-à-dire de la poésie, quelque chose que l’on a coutume d’assimiler à la beauté du langage, mais également au douzième tableau lorsque l’homme et la femme très français admirent leur mannequin à la page 149 et appuient cette contemplation par des petites exclamations en désignant l’objet esthétique que devient le mannequin paré par le terme de « sublime ».

    Pour poursuivre cette toute dernière idée, qu’il s’agisse des personnages ou des images, on peut voir un véritable travail de parure. La beauté, chez Genet, comme la prostituée qui se pare avec diligence dans le deuxième tableau, est le fruit d’une construction, d’un travail d’ornementation afin d’embellir l’objet choisi. On peut, en effet, noter d’une façon très terre à terre, le travail de la servante qui aide Warda à se préparer. On peut relever ainsi de nombreux éléments qui ont rapport à l’apparat comme le maquillage, les bijoux, les vêtements dorés ou bien les parures comme « la rose de velours rouge » à la page 32, qui est forte en connotation esthétique et poétique. D’une façon plus abstraite, on peut relever le travail poétique fait par Genet pour parer, embellir la réalité. On peut ainsi s’arrêter à l’image, de la page 31, énoncée par Warda : « c’est que nous portons sous nos jupes les trésors des vignes et des mines ». On constate que, par un travail de mise en relation, Genet poétise la réalité et lui donne un aspect somptueux. Le travail des hommes dans les vignes et les mines, l’argent qu’ils en tirent pour payer les prostitués, devient ici un « trésor », avec tout un imaginaire du scintillement et de la beauté, porté sous les jupes de ces dernières. On peut également songer à l’image de l’ « oranger sur un vélo » qui est résultat d’une métaphore fleurie et qui donne toute une dimension poétique à l’homme, qui se densifie dans la splendeur.

    Dans la continuation de cette idée, on peut noter que le thème de l’apparence est très présent dans l’œuvre à travers la présence des miroirs et des mannequins qui nous renvoient une image. Le miroir est même présent lorsqu’il ne l’est pas car on peut le retrouver dans le jeu des acteurs précisé par les didascalies de Genet ou dans certaines répliques des personnages. Songeons, par exemple, à la réplique du Lieutenant du treizième tableau à la page 182 lorsqu’il dit « que chaque homme pour n’importe quel autre soit un miroir (…) ». On trouve également de nouveau, à la suite de cette longue réplique, cette idée d’attirance et de séduction de l’apparence et de l’image lorsqu’il dit « s’y regarder et s’y voir d’un parfaite beauté… d’une totale séduction ».

    Néanmoins, on remarque qu’une autre idée se mêle à l’attirance que provoquent la beauté et tout le travail qu’elle nécessite. Elle nous est énoncée de façon assez claire au deuxième tableau, à la page 33, par Mustapha lorsqu’il dit à Warda : « à mesure que tu te nippes, à mesure que tu te plâtre, c’est toi qui recule et qui nous aimantes ». Par cette réplique, on est en présence de deux idées fondamentales que l’on trouve chez la putain, puisqu’elle est adressée à Warda, et qui s’applique à la beauté dans l’œuvre. On a, dans un premier temps, l’idée que derrière cette belle apparence, derrière tout ce travail de parure, le réel en dessous tend à disparaître. C’est ce que l’on peut comprendre lorsque Mustapha dit qu’elle « recule ». On retrouve cette idée à plusieurs autres moments de la pièce. On peut ainsi songer au personnage de la Vamp qui n’est plus liée qu’à son caractère attirant, séduisant. On peut songer à la réplique du Lieutenant durant le douzième tableau, à la page 181, lorsqu’il dit que « ce n’est pas d’intelligence qu’il s’agit : mais de perpétuer une image qui a plus de dix siècles, qui va se fortifiant à mesure que ce qu’elle doit figurer s’effrite (…) » ou bien à la note du quatorzième tableau qui explique que la putain est une « apparence », que « la perfection, l’essence de la putain est de se décharner, de se désincarner pour se réduire à une image anonyme dessinée par un costume d’apparat et d’apparence ». On a bien l’idée que sous le masque de la beauté, le réel et ses caractéristiques particulières disparaissent mais on trouve d’avantage que cette simple constatation. En effet, la note de Genet peut nous laisser penser qu’il y a une sorte d’incarnation de l’idéal de beauté par cette épuration. On a, dans un second temps, l’idée d’aimant, d’attraction déjà évoqué précédemment mais qui s’allie ici avec une idée de substitution du réel par cet idéal incarné, comme une fuite du réel par l’idéal construit. On peut, en effet, songer que si Saïd se marie à Leïla, la femme la plus laide du village, il passe sa nuit de noce au bordel avec Warda, la plus belle. Il fuit donc une réalité considérée comme trop décevante et laide pour un idéal, une putain qui incarne la beauté par son apparence et ses apparats. Soit le réel nous échappe, soit on le fuit et l’on est fasciné par l’image.

    Ainsi, on constate que la beauté peut être assimilée à la putain d’une façon terre à terre, le personnage est présent dans la pièce, mais aussi de façon plus abstraite, la beauté partage les mêmes caractéristiques. On note que déjà une tension entre réel et idéal nous est dévoilée par l’ambivalence que représente la putain car si elle est belle, qu’elle peut être vue comme l’incarnation d’un idéal de beauté, elle est également un jeu d’apparence et une fuite du réel voir même un réel décevant sous cape.

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    Rappelons que si la putain peut être belle et attirante, elle est tout de même assimilée à une idée collective plutôt péjorative de quelque chose de bas voir dégradant. Même incarnant une image faite d’apparence et d’apparat, la putain est trompeuse parce qu’elle ne cesse pas pour autant d’être ce qu’elle est. Ainsi, telle la putain qui porte en elle cette ambivalence, la beauté chez Genet explore la tension entre l’idéal et le réel.

    On peut, en effet, noter que cette beauté trop somptueuse, trop splendide, trop poétique est remise en question, qu’elle est soupçonnée. On constate, en effet, que ce qui est présenté comme beau et idéal est en réalité le résultat d’un trucage. Tout d’abord, on peut relever des trucages qui sont des éléments matériels comme les accessoires, les costumes et le maquillage. Songeons, par exemple, au « coussinet » de Monsieur Blankensee au dixième tableau, à la page 112, qui devient la raison du « prestige » du colon au lieu d’une distinction plus morale ou courageuse. L’image de prestige est donc anéantie, d’autant plus que Monsieur Blankensee insiste sur le fait qu’ « il faut tout ce trucage pour nous imposer… pour en imposer ! ». On retrouve cet élément au onzième tableau, à la page 132, cette fois renforcé par la femme de Monsieur Blankensee qui parle de ses « faux cheveux ». On peut aussi mentionner que l’effet de grandeur des colons est prévu grâce aux talonnettes par Genet mais qu’elles renvoient également l’idée d’un trucage puisque cette hauteur n’est pas réelle, elle est juste le résultat d’un artifice. Toujours dans la même idée, on peut songer à la réplique du Général à la page 190 qui nous donne l’idée que l’attirail du soldat, le costume est un maquillage qui dissimule le réel, qu’il s’agit d’un manteau trompeur qui se sert de la beauté de l’uniforme pour cacher la mort plus que probable des hommes. Ensuite, on peut relever des trucages qui relève de la parole et du pouvoir des mots dans le sens où Genet met dans la bouche de ses personnages des belles images, des images poétisées qui voile la réalité et le monde tel qu’il est réellement. Rappelons-nous, pour illustrer cette idée, l’image présentée par Warda au deuxième tableau qui la consacre « Reine des Averses » mais qui n’est finalement que le fait d’une manipulation adroite et poétique de la langue et de l’image. En effet, la « Reine des Averses » renvoie à quelque chose de bas et prosaïque, elle ne devient reine que parce qu’elle est « juponnée d’or » sinon elle n’est pas différentes des autres. Cet exemple illustre en même temps l’importance de la parure dans la construction de la beauté de l’image qu’elle soit physique ou linguistique. Ce simple trucage, artifices qu’est le jupon construit une image somptueuse.

    Dans la continuation de cette idée, on avait déjà évoqué la présence des miroirs comme des éléments rappelant l’importance de l’apparence dans la pièce. On peut à présent ajouter qu’ils sont également le symbole d’un faux semblant, d’une apparence trompeuse, truqué. L’exemple de l’ « oranger sur un vélo » en est une parfaite illustration, le miroir est là pour rappeler que l’on est dans l’apparence. Cette image est d’autant plus intéressante qu’elle illustre également l’idée que cet idéal, cette image belle et poétique de l’oranger cache une réalité plus prosaïque, plus grossière qui se replace dans un contexte de sexualité et de connotation avec la mention des « branches » et des « fruits ». On peut également songer au deuxième tableau, où le mannequin désigne que tout est faux ; il met en évidence que l’habillage et la peinture ne sont plus que des apparences. Songeons que la réplique de Warda, « c’est le blanc qui tient la peau » et les bracelets en « toc » nous montrent que tout cela est faux et trompeur ; qu’il n’y a, en réalité, rien de ce que nous annoncent les apparences. On trouve aussi l’idée de tromperie, de fausseté mais également la mise à jour de cette fausseté. Songeons, à la page 264 qui, mettant en parallèle les répliques de Malika et de Chigha, met aussi en parallèle les deux facettes d’idéal trompeur et de réalité décevante par l’image de la bougie éteinte ou allumée et les termes « peau de satin » et « cotonnade gercée ». Cet exemple nous avance également l’idée d’un aveuglement face à la beauté grâce à ses artifices. Il nous rappelle les paroles de Warda au deuxième tableau, « la nuit commence par l’habillage, la peinture. Quand le soleil est tombé je ne pourrais rien faire sans mes parures ». Ce premier exemple nous met aussi en face de l’idée que la beauté est trompeuse, on peut relever pour illustrer cette idée la réplique du Lieutenant, à la page 190, lorsqu’il dit que la beauté du Sergent « se fout bien » d’eux.

    Au fil de nos réflexions, nous tendons à voir que, comme la putain qui n’est jamais vraiment possédée, la beauté et l’image idéale qu’elle construit est également éphémère. Elle n’est, en effet, jamais laissée très longtemps sur son piédestal, elle est très rapidement suspectée car elle n’est pas réelle et elle tend à « s’effriter ». Comme la putain qui cache la mort sous ses jupons, la beauté cache autre chose. Comme le maquillage et la parure cache la prostituée, les talonnettes et le costume cache le soldat ; les images poétiques cachent un réel bas et prosaïque comme nous l’avons vu. Mais, ces images cachent d’avantage de choses. On peut, d’une part, rappeler que certaine images poétiques renvoient à la sexualité, comme celle de l’oranger, et ajouter l’image des épines des roses de Monsieur Blankensee, aux pages 113 et 114. Cette dernière nous dévoile une tendance homosexuel du protagoniste comme nous le laisse comprendre Genet au commentaire du dixième tableau, lorsqu’il écrit qu’ « il travaille à la beauté des épines ou pourquoi pas des pines plutôt qu’aux fleurs (…) ». On peut, d’autre part, noter que les images poétiques peuvent également cacher la violence et la mort. Songeons, par exemple, à la mort de Warda dont la Mère fait une description particulière en usant d’une image poétique à la page 229. Elle évoque « le frelon qui fonçait sur la fleur » pour parler du fait que les femmes la frappe avec des aiguilles. On constate néanmoins que l’image est tout de suite ramenée à la violence de la réalité avec l’emploi de termes comme « lui crevait  la peau du ventre et celle du cou », « le sang qui gicle (…) » ou bien « dernier soupir » qui ramène bien au fait qu’elle meurt.

    Ainsi, on peut constater que la beauté chez Genet, telle la putain, apparaît suspecte et trompeuse car usant de trucage et d’artifice mais cachant également une réalité tout autre sous son masque. Grâce aux deux précédentes parties, on a pu voir l’ambivalence que nous propose la beauté, à l’instar de la putain, et comment elle construit par cela une tension entre idéal et réel. Néanmoins, on ne peut s’arrêter là car il est intéressant d’étudier l’usage que fait Genet de la beauté qui, en lui donnant une toute autre valeur, construit sa propre esthétique.

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    La beauté, chez Genet, joue bien sur la même ambivalence que la putain. Elle est attirante et fascinante pour le spectateur, elle est construite et travaillée au point que le réel en dessous s’efface pour laisser place à quelque chose de l’ordre de l’idéal. À la suite de notre étude, on a pu voir que cet idéal était remis en question et vu comme trompeur car usant de trucages, d’artifices mais également cachant un réel plus bas et plus décevant lié à la sexualité, la pourriture, la violence et la mort. On ne peut, néanmoins, pas s’arrêter à ces constatations car cela reviendrait à dire que la beauté chez Genet n’a pas de sens, qu’elle n’est que facticité. Or, la beauté chez Genet a un sens. Elle est employée d’une façon particulière et, à des fins qui sont, il est vrai, peu clair en surface mais que l’on peut tout de même relevées.

    La beauté, chez Genet, est employée afin de nous confronter avec plus de force au réel. Elle crée une tension entre un idéal auquel on ne peut plus croire et le réel que l’on tente de fuir parce que trop décevant. Il ne s’agit pas d’user de la beauté, des belles images uniquement pour elles mêmes mais plutôt de se servir de la tension qu’elles créent et, en brisant cette belle image, nous ramener avec plus de force, plus de violence au réel. Il s’agit de faire prendre conscience de la réalité telle qu’elle est, dans sa dimension la plus basse et violente, avec plus d’efficacité que de simplement montrer les choses telles qu’elles sont. C’est par la comparaison des deux, la tension que cela instaure que la beauté devient une arme de confrontation au réel. Songeons, pour illustrer ces propos, aux répliques du condamné à mort du onzième tableau, à la page 129. L’homme commence, en effet, par user d’une belle image poétique, celle de la rose, mais il la transforme très vite en vision d’horreur macabre. On est déjà ramené à la réalité par les paroles du gardien qui nous informe que l’homme a commis un matricide mais on est d’avantage frappé par la confrontation entre le vocabulaire fleuri, d’un part, et le vocabulaire sanglant, faisant référence aux boyaux, d’autre part. Le contraste entre l’évocation poétique de la rose qui ouvre un vaste imaginaire lyrique et la violence du crime de l’homme mais également la différence de registre qui s’opère avec l’emploi de mot comme « foutaises » ou « bide », est d’une efficacité redoutable. Cela nous ramène avec puissance à la laideur du réel, l’idéal se brise pour nous confronter au réel sanglant. La beauté apparaît presque comme une arme pour Genet, comme nous le laisse penser la réplique du Lieutenant à la page 182, lorsqu’il dit « que l’image que vous offrirez aux rebelles soit d’une si grande beauté, que leur image qu’ils ont d’eux ne pourra pas résister. Vaincue. Elle tombera en morceaux (…) ». On a bien ici l’idée de cette confrontation et que la beauté devient une arme. Elle a donc bien une fonction, elle n’est pas beauté que pour le beau. Elle a une valeur iconoclaste dans le sens où, justement, elle brise les images.

    Dans la continuation de cette idée, on peut voir le personnage de Warda comme une véritable poétique de la beauté dans Les paravents. Rappelons, tout d’abord, qu’elle est une putain et, de ce fait, elle en possède donc l’ambivalence dont on a pu parler dans les deux premières parties. Ensuite, on peut l’avoir comme une poétique de la beauté parce qu’elle maîtrise l’apparence et forge elle-même un idéal de beauté. Songeons, en effet, à ce « style » qu’elle s’est construite. Il est, lui-même, une poétique parce qu’il allie la beauté au prosaïque et la pourriture. En effet, Warda se cure les dents avec une épingle à chapeau en or. Elle créée le contraste entre idéal et réel décevant en faisant de son « style », un spectacle que les « hommes venaient de loin pour (…) » la « (…) voir se curer les dents (…) » ; mais en rappelant, par la suite, la réalité pourrissante lorsqu’elle crache et dit, au deuxième tableau, « complètement gâtée… Tout le fond de ma bouche est en ruine ». Elle les maîtrise aussi linguistiquement comme on a pu le montrer avec l’exemple de la « Reine des Averses », elle manie le procédé parfaitement en reliant le prosaïque à la beauté. Elle travaille sur l’apparence, construit une belle image mais la rend suspecte de façon assez claire car elle confronte le réel à l’idéal de manière directe en dévoilant la tromperie. Cette idée est amplifiée au quatorzième tableau parce que Warda rend compte des apparences par ses paroles et son attitude. Elle dévoile l’idéal et les apparences, d’une part, parce qu’elle est face au miroir, à la page 198, mais aussi parce qu’elle se dépouille elle-même de ses jupons dorés à la page 199. Elle dévoile le réel et rend compte de la construction d’une image qui efface le réel en dessous, d’autre part, par ces propos lorsqu’elle dit « Moi, Warda qui devais de plus en plus m’effacer pour ne laisser à ma place qu’une pute parfaite, simple squelette soutenant des robes dorés et me voici à fond de train redevenir Warda ». Elle nous montre également que l’image qu’elle a construite vole en éclat, elle perd cette image de beauté pour retrouver toute la bassesse et la laideur de la réalité ; elle remise face à sa condition de prostituée à la page 196. On peut noter que Warda apparaît comme un poétique dans la construction de la beauté et de son usage lorsqu’elle dit, à la page 231, qu’elle a « poussé si haut la perfection de [son] art ». Elle se dégrade, en effet, elle-même ; elle apporte le soupçon sur la beauté en se dépouillant pour faire face à la réalité. Mais, elle met également les autres protagonistes face à leur propre médiocrité comme nous le suggère la réplique de Chigha à la page 232. Même dans la mort, elle illustre encore cette idée de la beauté parce qu’elle est parée d’une façon somptueuse par Malika et Djemila alors qu’elle n’est plus qu’un cadavre. Sa double présence sur scène brise l’illusion, le masque de la beauté et dévoile la mort qui se cache en dessous.

    Dans une dernière idée, on peut voir que, si elle confronte au réel, la beauté dans l’œuvre de Genet apparaît corrompue, pervertie. Elle joue avec l’ambivalence qu’on lui a reconnue et prend une valeur tout à fait unique et singulière en subissant une sorte d’inversement de valeur. En effet, on peut voir que les colons, qui étaient alors présentés comme les maîtres des apparences, voient leur image se dégrader ; ce qui faisait leur prestance, ces apparats s’effritent tout au long de la pièce. Malgré une tentative pour conserver les apparences au treizième tableau, on peut voir cette idée illustrer aux pages 214 et 215 sur lesquelles s’ouvre une nouvelle scène avec des légionnaires européens et où Genet précise d’une didascalie que « tous les uniformes sont en lambeaux et couverts de boue ». Le légionnaire, nommé Roger, ajoute même que ses semelles, symbole de la supériorité et de la prestance des colons, « sont parties » et qu’il « marche sur la peau de [ses] pieds ».  On peut relever également le contraste frappant entre la décoration et l’habit des colons, à la page 247, lorsque l’on trouve en didascalie qu’ils sont « presque nus (…) mais très décorés ». Il y a donc, d’un côté, la chute des colons mais, d’un autre côté, il y a une élévation des arabes qui étaient jusque là présentés d’une façon péjorative lié à la pauvreté, à la pourriture et la bassesse. En effet, on peut voir à la page 133 cette inversion lorsque Leïla devient une statue, s’alliant ainsi à une idée d’art et de prestige voir de renom, et qu’elle est qualifiée de « magnifique ». On peut également songer à la page 188, quand le Général dit au Lieutenant : « Vous méfier, lieutenant, de cette beauté qui monte (…) si jamais, en face, il leur tombe un miroir entre les pattes ». Il met, ici, bien en avant cette idée d’élévation des arabes. Dans la continuation de cette idée, on peut constater que la beauté semble finir par naître dans ce réel si laid et violent. Tel le motif des Fleurs du Mal de Baudelaire, la beauté de Genet semble finalement s’élever de ce qu’elle semblait vouloir cacher à première vue. Songeons, ainsi aux nombreuses répliques qui témoignent de cette ambiguïté de la beauté qui naît dans le combat et la violence voir l’horreur. Pour illustrer cette idée, on peut songer au personnage du Sergent qui semble embellir dans la violence des combats et des actes sanguinaires. Il est qualifié de « beau monstre », à la page 189, alors qu’il est clairement dit qu’ « il tue même les enfants… les fillettes ». Il est même l’objet de l’admiration des autres comme nous le laisse comprendre la didascalie qui suit le passage et l’insinuation qu’il obtiendra une plaque à son nom. On peut également noter qu’une fois mort, le Sergent reconnaît que « toutes [ses] saloperies [le]rendaient lumineux » à la page 273. Il en va de même pour les arabes dont on dit que « le combat les embellit » à la page 188, et même d’avantage avec l’assimilation à la fin de la pièce entre un « trésor » et Saïd qui est devenu un traître. On peut s’arrêter sur l’idée énoncée par le missionnaire, à la page 249, lorsqu’il dit qu’« ils viennent de déifier l’abjection ». On a bien cette idée d’une inversion des valeurs qui peut fortement choquée, la beauté naît, chez Genet, dans la perversion.

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    Ainsi donc, nous avons pu voir que, dans Les paravents, la beauté est une putain parce qu’elle prend des caractéristiques qui lui sont propres. Elle est, en effet, attirante et séduisante au point d’éblouir et de provoquer une fuite du réel vers l’idéal ; au point même, que l’objet dessous se décharne, qu’il perde ses caractéristiques particulières pour incarner une belle image, une image vu comme idéale. Néanmoins, comme la putain qui ne cesse pas d’être ce qu’elle est et qui trompe par des artifices, la beauté est suspectée et remise en question. Elle nous est présentée comme un voile trompeur posé sur une réalité décevante et basse. Cependant, cela n’est pas fait sans raison ; la beauté, dans notre pièce, n’est pas que facticité, elle a un but. Elle n’est pas seulement une beauté qui ne le serait que pour elle-même. Elle prend, en effet, une valeur beaucoup plus forte, beaucoup plus frappante en jouant sur la tension entre idéal et réel dans le but de nous confronter avec plus de violence à ce dernier. L’esthétique de Genet se développe au-delà même de cette idée, elle se permet d’aller jusqu’à une inversion des valeurs communes au point de nous faire découvrir une beauté pervertie qui a dû, et doit encore, apparaître choquante pour ses lecteurs.   

Présenter une correspondance du XVIIe siècle : Les lettres de Mme de Lafayette.

Avant de commencer, les annexes dont il est parfois question sont à trouver au lien suivant : ici.


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   Le XVIIe siècle apparaît comme le siècle d’or du commerce épistolaire. Sa pratique s’accroît, d’abord, parce qu’il s’agit du seul moyen de communication sur de longues distances, mais aussi parce qu’un goût pour l’écriture de lettres se développe à travers la multiplication des correspondances d’ordre personnel. Un glissement se fait entre une conception uniquement pratique de la lettre vers une conception qui serait de l’ordre de la sociabilité et du plaisir. Il s’opère donc un changement conséquent dans la pratique épistolaire qu’il est intéressant d’observer de plus près. Mais pour jauger avec plus d’acuité ce phénomène, un support nous est nécessaire et, qui de mieux pour remplir ce rôle que, Mme de Lafayette, l’amie de Mme de Sévigné que chacun s’accorde à désigner comme le modèle de l’épistolier du XVIIe ?

   Cette simple introduction ne suffirait pas à présenter Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de Lafayette, dans toute sa globalité ; aussi avons-nous pris le parti de retracer les étapes importantes de sa vie dans une chronologie succincte présentée en annexe 2. Ce que l’on peut, cependant, dire ici est que Mme de Lafayette entretient différents échanges épistolaire comme son amie, la marquise de Sévigné. L’édition de sa correspondance que nous avons choisie est celle de la Pléiade. Celle-ci commence la correspondance de notre épistolière en 1652 par des lettres de Pierre Costar qui, par leur contenus, nous laissent supposer que notre épistolière lui aurait précédemment écrit1. Cette correspondance prend fin en 1692 malgré le fait que Mme de Lafayette ne décède que le 27 mai 16932. Puisque l’on est face à des lettres réelles, écrites et adressées à des personnes qui le sont tout autant, un certain nombre de questions s’imposent à nous. Qu’est ce qui caractérise notre corpus en tant que correspondance authentique ? Et, dans ce cadre d’authenticité, que signifie écrire une lettre ? Qu’est-ce que cela implique ? Qu’est-ce que cela nous dit de Mme de Lafayette et de sa pratique épistolaire ? La correspondance de Mme de Lafayette suit-elle toujours strictement la définition qu’Antoine Furetière donne dans son dictionnaire lorsqu’il écrit qu’elle est « un écrit que l’on envoie à un absent pour lui faire connaitre son avis » ? Ou bien constatons une autre vision de ce qu’est la lettre et de sa fonction ?

   Dans un premier temps, nous verrons en quoi, puisqu’il s’agit d’une correspondance authentique, nous sommes confrontés un corpus à la fois particulier et inattendu. Puis, dans un second temps, nous nous intéresserons à ce que nous disent les lettres de la comtesse sur la dimension matérielle et sociale de la pratique épistolaire. Enfin, dans un dernier temps, nous tenterons de voir en quoi la lettre est un reflet de l’intimité et de l’intériorité de son épistolière.

Un corpus particulier et inattendu

    1. Un corpus lacunaire
   Avant d’entrer véritablement dans le texte, il paraît important de définir l’état de celui-ci tel qu’il nous parvient. L’édition que l’on a choisie est celle de la Pléiade. Elle tente d’être la plus complète possible mais elle doit s’avouer vaincue face au caractère lacunaire et incertain de la correspondance de Mme de Lafayette. En effet, comme l’avoue humblement la notice qui accompagne l’édition de cette correspondance, « les lettres que l’on a conservées sont dispersées dans des bibliothèques françaises, italiennes, anglaises, au gré des ventes ou des legs, et parfois des vols »3. Sur l’ensemble de la vie de l’auteur, il ne nous est laissé que 275 lettres. Ce nombre paraît ridiculement mince lorsque l’on prend en considération l’importance de la correspondance au XVIIe siècle. De fait, on ne peut douter que la correspondance de notre épistolière ait été plus dense que ce que l’on est en mesure de lire. Les lacunes de notre corpus transparaissent également lorsque l’on prête attention au nombre de lettres écrites par année. Si l’on s’attarde sur le graphique de l’annexe 1, on observe que l’année 1657 est celle où l’on possède le plus de lettres, or le nombre ne s’élève qu’à 34 lettres. On peut également constater l’absence totale de lettre pour certaines années telles que 16524. Si la diminution du nombre de lettres pour certaines années peut s’expliquer par un rapprochement géographique des correspondants, rendant ainsi caduque le besoin de la lettre, l’absence totale de lettres pour une année entière ne peut s’expliquer que par une correspondance incomplète. Il est néanmoins possible de reconstituer mentalement le contenu de certaines lettres par les réponses faites et présentées pour certains de destinataires de Mme de Lafayette. Pour n’en donner qu’un exemple, on peut noter que Mme de Lafayette reçoit des lettres de Louvois, ministre de la guerre de Louis XIV, à partir de l’année 1677. Ces lettres sont présentées comme des réponses aux missives envoyées par la comtesse. La lettre du 13 octobre 1677 commence, en effet, par ce préambule : « j’ai reçu, Madame, le billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 2e de ce mois »5. De ce cas précis, il est presque possible de retracer une chronologie des lettres grâce à la récurrence de cette formule dans les missives de Louvois.

   L’aspect lacunaire du corpus transparaît également dans le relevé des destinataires de notre épistolière. En s’intéressant uniquement aux chiffres, on remarque que le nombre total de correspondants ne s’élèvent uniquement qu’à 16 personnes. Face à cette lacune évidente, il nous est possible de faire émerger deux types de destinataires. Un premier type, tout d’abord, qui nous est facile à identifier parce que les lettres qui leurs étaient destinées nous sont parvenues ou du moins en partie. Ces différents destinataires, que l’on peut retrouver citées en annexe 4 et 5, mettent en lumière différents aspects de notre épistolière. Certains sont révélateurs de l’influence de Mme de Lafayette à la cour comme c’est le cas du duc d’Orléans, Louvois qui est le ministre de la guerre de Louis XIV, Mme Royale qui est régente de Savoie ou encore de Lescheraine qui est le secrétaire de celle-ci. D’autres témoignent de son cercle sociale comme la marquise de Sévigné ou le marquis de Pomponne. Enfin, un certains nombres sont le reflet de ses influences littéraires comme Ménage qui est un grammairien et écrivain français qui tenait salon tous les mercredis sous le nom de « mercuriales », l’érudit Huet, l’académicien à la fois poète et traducteur Segrais, la femme de lettres précieuse Madeleine de Scudéry ou encore Mme de Sablé qui a, notamment, écrit des maximes.

   Le second type que l’on peut trouver est celui dont, paradoxalement, les lettres sont manquantes. Une attention plus particulière est nécessaire pour identifier ces destinataires ainsi qu’un travail de reconstitution. Cette identification peut être faite par deux moyens. On peut, d’une part, identifier des correspondants tels que Pierre Costar, Louvois, La Fontaine, Henriette d’Angleterre ou encore l’abbé Rancé à travers les lettres reçues par notre épistolière et présentées dans notre édition. Il est, d’autre part, possible de découvrir d’autres correspondants à travers le relevé de noms mentionnés dans les lettres qui nous parviennent. Il nous est, en effet, possible de trouver la mention de lettres envoyées à M. de Sévigné, son beau-père, à la sœur de Huet ou encore à son oncle. Pour illustrer cette idée, songeons à la lettre du 11 juin 1663 à Huet où Mme de Lafayette écrit ; « je viens d’écrire à Mme votre sœur pour lui en faire mes remerciements […] »6. Néanmoins, de grands absents sautent aux yeux lorsque l’on adopte un point de vue synoptique. En effet, malgré un rapport d’intimité certain qui ne laisse aucunement douter de l’existence d’une correspondance à ce siècle où la lettre est reine, il est surprenant de ne trouver aucune lettre adressée à des personnes telles que La Rochefoucauld. On peut, de fait, lire dans la lettre du 5 septembre 1656 à Ménage la révélation suivante : « je suis infiniment obligée de M. de La Rochefoucauld de son compliment. C’est un effet de belle sympathie qui est entre nous »7. Contenu du fait que le substantif « sympathie »8 est un terme très fort à l’époque classique, il est étonnant qu’il ne lui soit adressé aucune lettre. La seule explication qui pourrait, en partie seulement, le justifier est que Mme de Lafayette et La Rochefoucauld aient été constamment proches géographiquement pour annihiler tout besoin d’écrire en le remplaçant par des conversations de vive-voix. Il est, d’autre part, tout autant étonnant de constater qu’il ne nous parvient aucune lettre adressée au comte de Lafayette, son mari. La seule mention que l’on trouve est, encore une fois, à travers une lettre adressée à Ménage où notre épistolière écrit : « comme je suis ici – je ne sais aucune nouvelle et ne puis lui en écrire […] »9. Il n’est, dans ces propos, question que de « nouvelle », c’est-à-dire quelque chose d’extérieure à l’épistolier, quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’intime. Cette absence de lettres pose la question sur la nature des relations entre les deux époux. Il n’y a, en effet, pas le moindre mot tendre entre eux, la seule mention que l’on peut trouver est au tout début du mariage de notre épistolière lorsqu’elle adresse ces propos à Ménage : « que mon mari m’adore, que je l’aime fort […] »10. Cette affirmation manque, cependant, de conviction. En lisant ce passage, on a davantage l’impression que Mme de Lafayette, fraîchement mariée, tente de convaincre son destinataire autant qu’elle-même d’un bonheur qui n’est pas. Bien des années plu tard, on retrouve une Mme de Lafayette complètement désillusionnée en ce qui concerne le mariage lorsqu’elle écrit à Ménage : « […] une femme qui aime passionnément son mari et qui ne vit que pour lui. Il s’en trouve peu de cette espèce »11.
    1. Un corpus ambigu
   Face à ses premières considérations, il est paraît important de mettre en exergue le fait que cette édition n’est pas une œuvre qui aurait été pensée par son auteur. Il s’agit, en effet, d’une correspondance personnelle qui n’était pas destinée à être publiée. On se trouve dans le domaine de l’intime, voir du secret censé être partagé qu’entre l’épistolier et son destinataire. Songeons, pour illustrer cette idée, à la lettre du 26 décembre 1657 adressée à Gilles Ménage où Mme de Lafayette écrit telle une confidence : « n’allez pas lui dire ceci, ni à personne, je vous en prie »12. En tant que lecteur, nous nous plaçons dans une position étrange : nous interceptons une conversation de l’intime à laquelle nous ne devrions pas avoir accès. Nous sommes donc soumis à une certaine forme de voyeurisme. Mme de Lafayette mentionne parfois très clairement un désir de voir ses écris disparaître après la lecture de son destinataire comme elle l’écrit à Lescheraine dans sa lettre du 18 mai 1678 : « […] mais je voudrais bien qu’elles fussent brûlées quand elles sont lues. Ce sont des bagatelles que tout ce que j’écris […] »13.

   Si les lettres ne sont donc pas destinées à un large public, on ne peut cependant pas se permettre d’apporter le même jugement sur l’ensemble de la correspondance. En effet, il paraît juste de croire que Mme de Lafayette, comme tant d’autres épistoliers du XVIIe, a conscience de la possibilité que ses missives soient montrées au cercle dans lequel évolue son correspondant. Prenons l’exemple de la lettre de Pierre Costar datant de 1652 où il écrit :
Nous autre Provinciaux sommes fort sujets à nous servir mal de notre loisir, et surtout laisser tenter à la gloire qu’il y a de pouvoir montrer plusieurs réponses jolies et obligeantes, des personnes extraordinaires qui ont l’approbation de la Cour […]14
   On trouve, dans cette lettre, l’idée très explicite que les destinataires exhibent parfois les lettres qu’ils reçoivent. L’adjectif qualificatif « jolies » suggère, de plus, que Costar partage plus particulièrement les lettres qui se distinguent par la finesse ou l’aspect agréable de leur éloquence ou leur style. Allons plus loin, cette confidentialité de la lettre est parfois corrompue avant même qu’elle n’atteigne son destinataire. Il arrive, en effet, que les lettres soient rédigées par d’autres personnes que l’épistolier, c’est le cas d’une lettre à Lescheraine où l’on trouve la mention suivante : « je vous grondais de la main d’un autre le dernier ordinaire […] »15. Ce cas de figure devient de plus en plus fréquent avec le temps. À partir de 1690, à cause d’une santé qui se fragilise, Mme de Lafayette se trouve obligée de faire appel à un secrétaire, elle ne fait alors plus que dicter ses lettres et n’écrit que très rarement de sa propre main. On trouve, dans une lettre à Huet, la mention suivante : «  je ne puis vous écrire de ma main à cause d’un grand mal de tête mais je me sers de la main d’un autre […] »16

   À un tout autre niveau, il est possible de distinguer, à travers les propos échangés entre Mme de Lafayette et Gilles Ménage, un projet d’édition. On peut voir, dans la lettre du 14 mai 1657, la comtesse écrire : « vous y travaillerez agréablement à nos lettres »17 ou, dans la lettre du 26 juin 1657 : « j’ai bien envie que vous y soyez afin que vous travailliez à ces lettres dont nous avons parlé ensemble »18. Par ces deux mentions, on se trouve confronter à l’idée d’un travail qui devrait être effectué sur les lettres. Mme de Lafayette souligne ici le fait que ses lettres ne peuvent être publiées dans l’état où elles ont été écrites, qu’elles nécessitent des ajustements tels que des coupures, des corrections ou des réécritures. Ces propos nous suggèrent que les lettres nécessitent d’être traitées avec un soin particulier afin d’être ouvertes aux regards des autres. Les premiers éléments qui peuvent venir spontanément à l’esprit sont tout ce qui a trait à l’intimité et le secret cependant, on peut aussi considérer la forme, le style ou encore l’orthographe comme étant des éléments nécessitant des modifications. Mme de Lafayette écrit, elle-même, dans une lettre à Ménage : « mandez-moi si je fais biens des fautes dans mes lettres afin que j’y prenne garde »19 ou encore, dans la lettre du 2 novembre 1655 : « je ne suis pas bien aise que vous ayez donné ma lettre […] car il me semble qu’elle était si mal bâtie qu’il eût été aussi bon qu’il ne l’eût pas »20.

    1. Un corpus déviant des modèles de l’époque
   Le dernier aspect qui rend ce corpus particulier et inattendu concerne la déviance évidente des modèles épistolaires de l’époque. À la manière des « secrétaires », ces ouvrages qui ont connu une grande popularité au XVIIe siècle, on a voulu établir dans un premier temps une typologie dans la correspondance de la comtesse de Lafayette. Cependant, on a rapidement observé que le contenu des lettres était beaucoup plus diversifié que ce que l’on trouve dans les modèles types. Cela est peut-être dû soit au caractère authentique, soit au caractère lacunaire du corpus mais l’on constate qu’il n’existe pas de lettres qui suivraient ces modèles. On observe ainsi un trait stylistique récurrent de la correspondance de Mme de Lafayette : elle passe souvent d’une information à l’autre, sans transition comme si elle se contentait de juxtaposer ce qui lui vient à l’esprit. Même si cela est anachronique, son style peut parfois prendre la forme d’un télégramme comme c’est le cas dans la lettre du 8 octobre 1689 écrite à Mme Sévigné où l’on observe une abondance de point virgules ainsi que l’enchainement de phrases plutôt brèves et brutales. Mme de Lafayette commence, en effet, sa lettre ainsi : « mon style sera laconique ; je n’ai point de tête ; j’ai eu la fièvre »21 et continue de la sorte tout au long de sa lettre. Cependant, dans cette façon d’écrire transparaît l’idée de spontanéité et cela va dans le sens de l’attestation de l’authenticité des lettres.

   Si l’on trouve donc des lettres teintées par les remerciements, les félicitations, les réprimandes ou bien les condoléances, ce qui est davantage frappant est la façon dont notre épistolière s’extirpe des modèles types et tourne en dérision la pratique de la lettre de convenance. Songeons, tout d’abord, à la lettre de félicitation que l’on peut supposer lorsque Mme de Lafayette écrit à Ménage : « je vous envoie une fort méchante lettre pour Mme de Nemours que je vous prie de lui vouloir donner […] l’on ne sait par où se prendre pour lui dire que l’on se réjouit de son mariage »22. Même si cela est de manière interposée, il est ici question de féliciter une connaissance pour son mariage. Cet exemple est intéressant car Mme de Lafayette pose l’ambiguïté de la lettre modèle. Elle expose à Ménage l’écart entre convenance et réalité. En effet, elle semble suggérer qu’il est délicat de féliciter Mme de Nemours, peut-être à cause d’un mariage qui n’est pas heureux, à travers des termes tels que « méchante lettre ». Il est également possible de relever un exemple des écarts avec ce que la pratique sociale attend de la lettre par la dérision que l’on trouve sous la plume de Mme de Lafayette lorsqu’elle écrit : « […] je m’y arrêterais davantage si je ne jugeais qu’il faut que mon compliment fasse place à tant d’autres que vous recevrez d’une infinité de lieux »23. Mme de Lafayette a conscience que sa lettre ne peut que se perdre parmi la masse des autres lettres du même type. Elle souligne peut être aussi le manque d’originalité de la pratique et laisse entrevoir un caractère paresseuse comme si elle disait que, puisque d’autres le loueront, Ménage n’a pas besoin qu’elle s’épanche davantage. On trouve cette même idée de dérision dans une lettre de remerciement lorsque Mme de Lafayette écrit à Ménage : « je vois bien que si je voulais vous remercier de tout ce que vous ferez pour nous je ne vous écrirais dorénavant que des lettres de remerciement »24. Mme de Lafayette met ici en place un jeu avec ce qui est convenu et se moque subtilement de la pratique. Même avec des sujets plus sérieux comme le décès, Mme de Lafayette se libère de ce qui est convenu en écrivant d’une façon qui n’est pas attendue. On trouve cette idée lorsqu’elle écrit : « n’attendez pas que je vous console de la mort de M. le Premier Président. Je vous assure que j’ai besoin que l’on m’en console moi-même »25. De façon plus flagrante, on trouve dans la lettre datée d’avril 1663 à Mme de Sablé : « il s’en faut peu que je ne sois offensée contre vous et je crois que je le serais si je ne savais qu’en l’état où vous êtes il faut plutôt vous plaindre que se plaindre de vous […] »26. Nous sommes ici mis face à une lettre qui n’est ni formatée, ni rigide. On distingue un jeu basé sur une fausse plainte qui est fait pour divertir sa destinataire et la détourner de son chagrin.

   À la lumière de ces éléments, on constate aisément que la correspondance de Mme de Lafayette est un corpus particulier. Lacunaire, le corpus est surtout plus ambigu que ce que l’on aurait pu penser aux premiers abords. Il se place à mi-chemin entre correspondance personnelle et conscience de la possibilité d’être lue par un public plus large. Les lettres suivent les convenances mais se jouent également d’elles. Le corpus qui nous parvient demeure hors du contrôle de son auteur, il n’est pas sujet à un travail de structure et de révision conservant ainsi toute l’authenticité possible. Après avoir évoqué les convenances de la pratique épistolaire, il est à présent intéressant d’analyser plus en détails la dimension matérielle et sociale de celle-ci.

La dimension matérielle et sociale de la pratique épistolaire

    1. Une première définition de la pratique
   Au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture de la correspondance de Mme de Lafayette, il nous est possible d’établir des éléments de définition de celle-ci, de son usage autant que sa fonction. De façon très claire, on trouve tout d’abord le motif de l’absentia corporis, de la lettre comme « conversation avec un absent »27. Mme de Lafayette écrit, en effet, à Ménage : « si mes lettres vous consolent de mon absence vous n’avez qu’à parler »28. Une conscience aigüe de cet aspect transparaît donc sous la plume de notre épistolière. La lettre est perçue comme un acte de communication, comme un lien qui permet de rester en contact avec les amis et les connaissances que la distance sépare. De plus, l’idée de consolation qui apparaît dans ces propos nous laisse également à penser que la lettre devient une extension de la personne qui écrit pour le destinataire. 

   Cependant, au-delà de toute idée de communication, écrire des lettres est aussi perçu comme un passe-temps, une occupation. Dans la même lettre, Mme de Lafayette écrit avec une pointe d’espièglerie : « à cette heure que le vilain temps m’ôtera le plaisir de la promenade et que je n’avais autre chose à faire qu’à écrire à mes amis »29. L’écriture de la lettre est présentée comme une activité de remplacement pour celle de la promenade. On comprend donc qu’il s’agit d’une activité d’intérieure qui, malgré le fait que l’épistolière soit enfermée chez elle par le mauvais temps, permet une ouverture sur le monde et les autres, comme si la lettre devenait évasion vers autrui. On peut aussi relever, dans une des lettres de Ménage à Mme de Lafayette cette fois, l’avis que la correspondance s’ancre dans les habitudes adoptées par l’épistolier. En effet, dans sa lettre du 29 septembre 1661, Ménage écrit en latin à Mme de Lafayette : « Je n’ai rien à t’écrire. Je t’écris toutefois pour garder mes habitudes »30. Il est intéressant de signaler que l’usage du latin fait de la lettre un véritable exercice d’écriture pour lui et un défi de traduction pour sa destinataire. Il nous donne à voir le niveau d’érudition de Ménage et l’éducation de Mme de Lafayette, il rappelle la relation de mettre à élève qui unie les deux correspondants. L’écriture de la lettre ne semble dépendre de rien si ce n’est de l’habitude comme si elle se suffisait à elle-même pour exister. D’ailleurs, dans les lignes qui suivent, Ménage écrit en latin « […] réponds-moi […] afin que je trouve dans tes lettres le sujet d’une lettre ». La lettre, loin d’avoir besoin d’un sujet précis pour être écrite, peut simplement se faire appel à l’échange. Ces propos de Ménage démontrent le besoin de l’autre. Le destinataire et le contenu de sa lettre apparaissent comme des éléments de rebond dans le commerce épistolaire. On trouve également, dans les lettres de Mme de Lafayette, cette idée de nécessiter d’une réponse, d’un échange. Dans la lettre du 15 août 1655 à Ménage, notre épistolière écrit :

Il n’y a rien qui ne finisse avec le temps et si vous vouliez garder toujours un silence aussi régulier que celui que vous gardez depuis que je suis partie, peut-être que je me lasserais d’écrire sans avoir de réponse31.
   Ces propos insistent sur le fait que l’arrêt d’un des deux côtés peut pousser l’autre à cesser l’échange à son tour. Un rapport d’équilibre et de réciprocité semble ainsi être supposé entre les deux correspondants.

    1. L’objet lettre s’inscrivant dans une réalité matérielle
   La définition précédente nous donne déjà à voir l’aspect matériel de la lettre. L’écriture des lettres est, en effet, soumis à la position spatiale des correspondants. La séparation et l’éloignement sont les moteurs de l’écrit. Songeons, en effet, que l’abondance de lettres à Ménage en 1658, malgré la présence à Paris de Mme de Lafayette, s’explique par l’absence de celui-ci à Paris du 4 décembre au 27 août 165832. De fait, le rapprochement spatial a une influence certaine sur les missives. Lorsque Ménage habite à Paris, les lettres qui lui sont adressées ne sont pratiquement plus que des courtes lettres voir des billets très factuels comme une invitation à faire une promenade ou bien la mention des heures où Mme de Lafayette est absente de chez elle. La réduction du nombre de lettre et son remplacement par des missives plus menues s’expliquent donc par le rapprochement géographique : la lettre devient inutile dès lors que les correspondants sont assez proches pour converser. Cette idée explique sans doute l’absence dans notre corpus de lettres adressées à La Rochefoucauld comme en témoigne la notice de Louis-Simon Auger lorsqu’il écrit : « ce ne seroit point assez de dire que M. de la Rochefoucauld et madame de la Fayette se voyoient tous les jours ; ils étoient continuellement ensemble ; ils ne se quittoient pas »33. Mais la matérialité de la lettre transparaît également à travers les nombreuses mentions de la gestion du courrier par la poste, à ses lettres envoyées qui prennent du retard ou pire qui sont perdues. La lettre du 31 mars 1654 à Ménage est significative en ce qui concerne le fonctionnement de la poste et de tous les problèmes de gestion du courrier. On note sous la plume de notre épistolières des mentions telles que « j’ai à faire réponse à trois de vos lettres que je reçus il y a deux jours tout à la fois à cause du désordre que je vous ai mandé qui était arrivé à Angers […] »34 ou bien « […] le commerce d’ici à Angers est si mal établi que j’en perds patience »35. L’habitude dont nous parlions précédemment est aussi perceptible à travers la mention des ordinaires aux prémices de leur correspondance lorsque notre épistolière écrit « je vous écris aujourd’hui, contre mon ordinaire, parce que je ne pourrai peut être pas vous écrire à l’ordinaire prochain »36. Tous ces éléments rendent compte de la fréquence37 des lettres mais aussi révèlent une vision très matérielle de la lettre et de son commerce.

   Allons plus loin, la correspondance de Mme de Lafayette fourmille de passages qui se réfèrent au moment de l’écriture de la lettre présentant la lettre comme un fragment de la réalité qui l’entoure. Pour illustrer cette idée, on peut relever des mentions telles que « un mal qui me prit à l’œil comme j’écrivais […] »38 ou bien « Mon époux que voilà vous en fait cent mille […] »39. L’usage du présent ramène à la situation d’énonciation. Il met en exergue l’instant de l’écriture et rappelle ainsi que la lettre est un objet qui s’inscrit dans une réalité et que l’écriture peut être arrêtée et reprise. Ces passages sont autant d’expression de la vie qui existe autour des lettres, ils font montre de l’authenticité de la correspondance.

    1. Echange et communication : la lettre comme ouverture sur le monde
   L’échange et la communication sont des fonctions initiales de la lettre. Comme le suggère Marie-Claire Grassi dans son ouvrage, l’objectif de la pratique épistolaire est « de communiquer une information »40. Lorsque l’on écrit une lettre, on cherche d’abord à partager, transmettre quelque chose à quelqu’un ; c’est un moyen de communication tel le téléphone à notre époque. On trouve cette idée dans les billets factuels que l’on a déjà précédemment évoqués. Ils donnent, en effet, un exemple parfait d’informations pratiques transmises d’un correspondant à l’autre. De façon plus large, la lettre se fait « gazette » des nouvelles du monde. Elle devient le moyen de sortir de son isolement et de s’ouvrir sur le monde. On trouve, en effet, des lettres qui sont de véritables exhortations de demande de nouvelles comme ce passage où Mme de Lafayette écrit : « apprenez-moi […] j’ai fort envie de savoir des nouvelles. Je vous prie aussi de m’en mander […] »41. Ces nouvelles peuvent êtres de plusieurs types ; elles peuvent concerner les événements importants du monde comme elles peuvent êtres de l’ordre du privé. La lettre peut, de plus, se faire relais des modes. En effet, les lettres à Lescheraine, et celles que l’on peut supposer à Mme Royale, sont pleines de petits détails sur les préoccupations et les goûts en vogue. Songeons, pour illustrer cette idée, aux propos de Mme de Lafayette dans le passage suivant : « j’ai déjà mandé à Madame Royale que nous aimions ici tout ce qui vient des Indes jusques au papier qui fait les enveloppes »42.

   Cependant, de façon plus large, le terme de communication dans ses acceptions renvoie tout autant à la transmission d’informations qu’à celle de documents. Au fil de la correspondance, la lettre apparaît comme un moyen de transmission pluriel. Elle ne se contente pas de transmettre que des mots et, à travers eux, des informations ou des nouvelles. La première remarque que l’on peut faire est que la lettre en contient souvent d’autres comme nous le laisse penser la lettre de Louvois adressée à la comtesse de Lafayette où il mentionne une « lettre […] avec des lettres qui y étaient jointes »43. Mais plus encore, la lettre peut être accompagnée d’objet en tout genre. Il peut s’agir d’habits comme le suggèrent la mention suivante dans une lettre adressée à Lescheraine : « La robe noire sera reçue avec cette lettre »44. Mme de Lafayette était, en effet, chargée de 1675 à 168945 de fournir les hardes de la régente de Savoie. La lettre transmet également des objets provenant des salons comme « un almanach qui vient de chez Sapho »46 ou bien tout bonnement des livres. Tout au long de leur correspondance Ménage envoie souvent les dernières sorties littéraires notamment la Clélie de Mlle de Scudéry. Mme de Lafayette en fait tout autant comme nous le suggère cette lettre qui mentionne La Princesse de Montpensier : « vous […] donniez [des exemplaires] à Mlle de Scudéry et à Mme Amelot […] je prétends que mes œuvres aient place dans votre bibliothèque »47. On observe ici le rôle important de la lettre dans la diffusion littéraire et de ses idées.

   Si on laisse de côté l’objet, la correspondance de notre épistolière contient et transmet aussi des objets non matériels telles que des requêtes, des demandes de faveurs, des placets comme le passage suivant dans une lettre à Ménage : « je vous écrivis hier pour vous prier de solliciter pour un gros gentilhomme de Bourgogne »48. Dans ce cadre, il est possible de classer aussi la présence régulière de passages qui reflètent ses influences littéraires et que la lettre transmet au destinataire. Pour illustrer cette idée, on peut songer au fourmillement de citations latines dans les lettres que Ménage adresse à Mme de Lafayette ou bien relever la présence de la forme des maximes comme dans la lettre à Lescheraine suivante : « l’on donne des conseils, mon cher monsieur, mais l’on n’imprime point de conduite. C’est une maxime que j’ai prié M. de La Rochefoucauld de mettre dans les siennes »49. L’échange et la transmission des lettres passent également dans le partage d’avis, d’opinion littéraire. Il est possible d’observer de nombreuses lettres qui ont valeur de commentaire littéraire. Pour n’en prendre qu’un exemple, on peut songer à une lettre à Ménage où Mme de Lafayette écrit : « vous saurez mon sentiment sur les madrigaux […] vous m’avez prié de vous donner sincèrement mon avis […] »50. Ces notions d’échange et de transmission peut parfois prendre des atours vertigineux comme le suggèrent cette lettre adressée à Mme de Sévigné :

Voilà un paquet que je vous envoie […] je fus chargée de ce paquet […] M. de La Rochefoucauld […] s’est chargé de faire tenir le paquet dont il s’agit. Je vous supplie donc […] de l’envoyer par quelqu’un de confiance, et d’écrire un mot à Mme de Northumberland, afin qu’elle fasse réponse, et qu’elle vous mande qu’elle l’a reçu ; vous m’enverrez sa réponse51 
   La lettre permet la transmission d’objet de main en main telle une chaîne. Elle fait, en effet, montre de l’étendu d’un réseau social qui se base sur des demandes de services et des services rendus. Cette dernière citation met davantage en avant la fonction sociale de la lettre que nous allons à présent étudier.

    1. La lettre comme moyen de socialisation
   Plus on avance dans la correspondance, plus la lettre semble être la fibre du lien social. Elle apparaît comme un moyen de socialisation qui encadre les relations lorsque les liens sont tissés. Elles peuvent être à leur origine comme le suggère Mme de Lafayette lorsqu’elle écrit dans une lettre adressée à Ménage : « je lui ai donné un petit mot de louange, en passant dans ma lettre afin que cela lui donnât courage de faire connaissance avec vous »52. On peut renforcer cette idée avec les propos de notre épistolière vers la fin de sa vie qui, écrivant de moins en moins, confie à Ménage : « je suis trop vieille pour commencer des connaissances »53. Cette citation suggère que l’absence de lettre ou du moins sa diminution apparaît comme un dépérissement de la vigueur sociale. En effet, l’absence de pratique de la lettre entre deux connaissances paraît être comme la mort de leur lien social. Le réseau que forme les lettres nécessitent un entretien comme le suggère les propos de notre épistolière lorsqu’elle écrit à Lescheraine : « ne voulez-vous point écrire à ce pauvre M. Foucher ? Il ne reçoit aucune lettre de Turin, il est inconsolable de n’avoir point de nouvelles de Madame Royale […] »54.

   La lettre semble donc faire partie d’un large réseau social, elle apparaît comme l’un des fils d’une toile plus vaste. Mais, si l’ensemble des lettres types sont autant de preuve du caractère social de la lettre, elles mettent aussi en exergue cette idée d’entretien des liens sociaux en félicitant, en présentant ses condoléances ou bien une requête. La lettre du 7 novembre 1677 de Louvois à Mme de Lafayette laisse ainsi entendre qu’elle lui aurait adressée une lettre de félicitation et que l’intérêt qu’elle montre à ses affaires le pousse à lui témoigner aussi de l’intérêt lorsqu’il écrit qu’il aimerai lui « donner des marques de [sa] reconnaissance par des services […] ». L’entretien de ce lien permet d’obtenir des faveurs le moment opportun. On peut songer que Louvois excepte ainsi de fermer les yeux sur la présence non-autorisée de René-Armand de Lafayette à Paris dans sa lettre du 22 février 1684. Cette dernière idée met en lumière le fait que la lettre et son contenu sont considérés comme ayant un véritable impact sur la société. La lettre dévoile tout, elle est porteuse de nouvelles susceptibles de chambouler. Mme de Lafayette semble penser que l’opinion que donne le correspondant qui annonce la nouvelle influe sur la réception des autres. Dans une de ses lettres, elle se plaint auprès de Lescheraine qui ne la met pas au courant des événements qui arrive à Turin. Outre l’idée de réseau qui transparaît, Mme de Lafayette se plaint ici parce qu’il ne lui expose pas ses pensées, ses raisonnements au sujet de ces événements lorsqu’elle lui écrit la remontrance suivante :

Il semble que pourvu que vous n’en n’écriviez point vous croyez que personne n’en écrira, et pourvu que vous ne raisonniez point sur les causes personne ne raisonnera. Tout est su ici dès qu’il est pensé à Turin55
   En tant que relais des nouvelles provenant de Turin à la Cour, Mme de Lafayette reproche à Lescheraine de ne pas lui communiquer ce qu’il pense la mettant ainsi dans l’embarras, ne savant quoi répondre lorsqu’on l’interroge et ne pouvant expliquer les raisons et les conséquences de ce qui arrive à la cour de Savoie. On constate ici que la lettre et les avis que transmettent les correspondants ont une action concrète dans l’opinion de la société grâce à la transmission effectuée par le destinataire. Allons plus loin, la lettre et son contenu peuvent apparaître comme une arme dans l’arène sociale comme semble nous suggérer la lettre de Louvois qui écrit au sujet des informations que lui a transmises Mme de Lafayette : « je me servirai de ce qu’elle contient si j’entends dire quelque chose qui me le fasse juger à propos ; sans quoi, usant de la liberté que vous me donnez, je n’en dirai pas une parole »56.

   Ainsi donc, la lecture de la correspondance nous offre une description de la pratique épistolaire dans sa matérialité comme dans ses différentes fonctions sociales nous montrant que la lettre est un objet dont les fonctions doivent être mises au pluriel.

La lettre comme un miroir de l’intériorité du moi écrivant

   On a évoqué précédemment le fait que la lettre était un fragment du réel dans laquelle il était souvent question d’une sorte de « mémoire de nouvelle ». Très souvent, l’épistolier donne ou demande des nouvelles concernant des personnes qu’il connait, sur les événements et les faits marquants qui ont lieu. Mais, s’il s’agit d’une part importante de la correspondance, ce n’est pas un élément qui la définirait strictement. Mme de Lafayette le met en exergue dans sa lettre du 19 mai 1657 à Ménage lorsqu’elle écrit :

Vous avez tellement retranché de vos lettres tout ce qui n’est pas des nouvelles que vous n’y dites pas un mot de vous ni de moi. Quand il vous plaira vous m’écrirez car cela ne s’appelle pas écrire – au moins à mon sens57.
   D’une certaine façon, on peut dire que Mme de Lafayette insiste sur les différentes fonctions du langage. La lettre ne doit, en effet, pas seulement suivre la fonction référentielle de la théorie de Jakobson, elle doit aussi suivre d’autres fonctions comme la fonction émotive. On observe ainsi une tension entre un contenu que l’on dira général et un contenu particulier. Si on attend des nouvelles du monde et des affaires en cours, un contenu plus personnel ayant un rapport au destinataire autant qu’à l’épistolier est aussi attendu. Ainsi, la lettre est le lieu de l’intime où l’on apprend des informations d’ordre personnel sur notre épistolière mais aussi où ces informations nous parviennent peut être parfois malgré elle.

    1. Vie privée et préoccupations
   Etant une correspondance authentique, la lettre nous dévoile des éléments très personnels de la vie de Mme de Lafayette que sans doute notre épistolière aurait préféré voir rester confidentiels. On peut songer à certaines affaires regardant son fils, René-Armand, dont Louvois, dans sa lettre du 4 août 1682, rapporte les frasques lorsqu’il prévient notre épistolière que « la conduite que tient M. de Lafayette à Strasbourg n’est pas bonne, qu’il boit souvent et avec excès […] »58. De façon plus personnelle encore, concernant sa vie de femme, on peut songer à la mention d’une fausse couche dans la lettre du 27 août 1655 à Ménage et du péril qu’a représenté son second accouchement lorsqu’elle écrit : « quoique je sois accouchée très heureusement […] je n’espère pas mieux de ma santé […] je crois que ma destinée est de ne point en avoir »59. On comprend peut être ici que l’expérience a dû être à la fois violente et marquante pour notre épistolière, expliquant ainsi pourquoi elle n’a pas eue de troisième enfant. Elle confie aussi à ses amis intimes des éléments qui relèvent de la vie personnelle de ses proches comme la fausse couche de sa belle-fille ou encore la maladie de son fils. Vers la fin de sa vie, certaines lettres de Mme de Lafayette contiennent des confidences personnelles qui donnent à voir la façon de penser à son époque notamment au sujet des filles lorsqu’elle écrit à Mme de Sévigné au sujet de sa petite fille : « Mlle de Lafayette est une plaisante demoiselle, je suis si éloignée de me fâcher que je ne suis pas même fâchée d’avoir cette belle demoiselle plutôt qu’un garçon »60.

   La lettre révèle le moi également à travers son contenu. Elle est un véritable reflet des préoccupations générales et quotidiennes de l’épistolière. Il peut s’agir d’événements triviaux tels que la présence de voleurs ou l’aide à trouver une nourrice, une maison sur Paris ou encore un moyen de transport ; comme d’éléments plus sérieux qui ont un effet sur l’écriture de la lettre. Pour illustrer cette idée, songeons que la lettre du 3 juillet 1657 à Ménage est assez révélatrice de l’emprise que peut avoir les préoccupations sur le moi écrivant. Mme de Lafayette étant en plein procès, sa lettre est imprégnée de termes juridiques tels que « conseil », « avocats », « Grande chambre », « aux Enquêtes » ou encore « papiers de chicane ». La santé est, d’autre part, l’une des préoccupations qui ne cesse de revenir dans les lettres. On prend des nouvelles sur la santé des autres, on donne des nouvelles sur la santé des autres, on demande des nouvelles sur la santé du destinataire et, surtout dans le cas de Mme de Lafayette qui est d’une santé fragile et vacillante, on donne des nouvelles de sa propre santé. Il existe de longs passages dans lesquels Mme de Lafayette décrit ses symptômes qu’il s’agisse de fièvre, maux de têtes, vapeurs, mal de jambe ou encore manque d’appétit ; avec eux, différents moyens pour se soigner tels que boire les eaux ou encore faire des saignés. Avec les années, la santé devient presque une obsession comme nous le montre la lettre de septembre 1691 à Ménage où notre épistolière décrit ses maux en détails avec une certaine complaisance. Elle fait la peinture de sa propre décrépitude et finit sur une pointe d’ironie en écrivant : « voilà, monsieur, l’état de cette personne que vous avez tant célébrée »61. Avec le temps, on se retrouve aussi confronté à un langage de la vieillesse qui influence le style. La pensée de la mort est de plus en plus présente dans les lettres de Mme de Lafayette comme nous le suggère les passages tels que « ce qui me reste de vie se passera languissante, un jour meilleur que l’autre »62 ou encore « presque tout le monde perd la moitié de soi-même durant que d’avoir attrapé la mort »63. La mention de Dieu devient également de plus en plus fréquente dans ses formules. On relève ainsi des mentions telles que « la volonté de Dieu »64, « quant il plait à Dieu »65 ou encore « Dieu me garde »66. On constate donc que le moi se révèle malgré lui à travers le style qu’il s’agisse du vocabulaire choisi ou bien des formules.

    1. Le destinataire, indicateur d’intimité et de familiarité
   Ces éléments personnels nous montrent bien que la lettre est le lieu de l’intime où l’on apprend des informations très personnelles sur l’épistolière et où l’on peut voir que les préoccupations influent sur le moi écrivant. Cependant, on accède aussi à l’intériorité du moi écrivant en observant le niveau d’intimité qu’entretient l’épistolier avec ses correspondants. Certaines lettres nous font, en effet, entrer dans tous ce qu’il peut y avoir d’intime et de familier dans les relations, les liens de notre épistolière avec ses destinataires. Prenons, pour exemple, sa relation épistolaire avec Mme de Sévigné. L’un des premiers indicateurs de l’intimité est la façon dont notre épistolière s’adresse à sa destinataire. On relève ainsi des adresses telles que « adieu, ma belle »67, « adieu, ma très chère »68 ou encore « adieu, mon amie »69. Le possessif systématique et l’appellation affectueuse sont autant de marques de familiarité et d’intimité. Si l’on compare avec d’autres destinataires, on constate un écart flagrant. En effet, lorsqu’elle s’adresse à Mme Royale, notre épistolière utilise souvent la troisième personne du singulier, donnant un effet de distanciation, comme en atteste la citation suivante : « j’ai reçu à la fois deux lettres de V. A. R. »70. Cette dernière abréviation n’est pas une mention unique, on la retrouve environ neuf fois dans cette même lettre. Il est possible de comprendre cette différence d’intimité par la position sociale de Mme Royale, régente de Savoie. Lorsqu’elle s’adresse à cette dernière, Mme de Lafayette se nomme elle-même « zélée servante »71 alors qu’elle n’hésite pas à écrire à Mme de Sévigné : « eh bien, eh bien, ma belle, qu’avez-vous à crier comme un aigle ? »72. La comparaison animalière pouvant être perçue comme dégradante, notre épistolière ne se la permet qu’avec son amie. Un autre indicateur certain de la proximité des deux femmes réside dans la mention d’éléments personnels. Songeons, par exemple, que Mme de Lafayette appelle le fils de Mme de Sévigné « charlot »73 dans une lettre datant de 1654. L’usage de ce quolibet, malgré le jeune âge du fils de la marquise, fait montre de cette proximité. On peut aussi jaugée le caractère proche de leur amitié par la familiarité dont fait parfois preuve notre épistolière dans certaines de ses lettres, une familiarité dont d’autres pourraient s’offusquer. Prenons, pour illustrer cette idée, une lettre de vieillesse dans laquelle Mme de Lafayette écrit à la marquise : « il est question, ma belle, qu’il ne faut point que vous passiez l’hiver en Bretagne à quelque prix que ce soit ; vous êtes vieille […] »74. Cette déclaration un peu abrupte nous révèle aussi le caractère franc de notre épistolière. D’autre part, Mme de Lafayette connait son amie et sait utiliser contre elle ses points sensibles. Songeons que lorsqu’elle transmet la requête d’argent du fils de Mme de Sévigné, notre comtesse joue habilement avec ce qu’elle sait sur le caractère de son amie lorsqu’elle lui écrit : « […] et de plus, la grande amitié que vous avez pour Mme de Grignan fait qu’il faut témoigner à son frère »75. De plus, certaines lettres entre les deux correspondantes prennent parfois des atours de potins entre copines comme le suggère notre épistolière lorsqu’elle écrit : « Adieu, je suis bien en train de jaser […] »76.

   Le degré d’intimité et de familiarité avec le destinataire est aussi important parce qu’il possède un effet stimulant sur l’épistolière et son écriture. Les lettres à Mme de Sévigné sont, en ce sens, les plus intéressantes. On y note un style plus enjoué, une recherche d’amusement dans le ton et la forme. Les lettres du 30 juin et du 14 juillet 1673 sont les plus marquantes. On y observe un rythme notamment avec la répétition de la question « écrirai-je ? » dans la lettre du 30 juin ainsi qu’une mise en scène avec la simulation d’un dialogue dans la lettre du 14 juillet. Mme de Lafayette écrit, en effet, les propos suivants : « êtes-vous malade ? nani ; êtes-vous faible ? nani »77. Traitant pourtant du même thème qu’est la santé, Mme de Lafayette l’aborde ici avec une espièglerie et un ton de complicité que l’on ne trouve pas forcément avec les autres destinataires, même avec des amis proches tels que Ménage. On comprend donc que le destinataire fait ressortir chez l’épistolière certains traits de caractère ou encore sentiment dont la lettre et son écriture se font témoins.

    1. La lettre comme un lieu de dévoilement

   Au-delà d’informations personnelles d’ordre factuel, la lettre est le lieu d’un dévoilement pour le moi écrivant. De fait, la lettre apparaît, à certains égards, comme un lieu de confession du moi. Dans sa lettre adressée à Mme de Lafayette, l’abbé de Rancé, écrit :

Je ne sais pourquoi je vous fais tout ce détail, que je n’ai jamais fait à personne ; car quoique vous l’avez désiré de moi j’aurais pu ne le pas faire sans que vous y eussiez trouvé à redire, mais j’ai cru qu’il valait mieux l’exposer sincèrement à vos réflexions sur la parole que vous m’avez donné que ce serait un secret inviolable78
   Il souligne par ces propos le fait que la correspondance est le lieu à la fois du secret et de la sincérité mais aussi du dévoilement de soi. Les correspondants semblent pouvoir si dévoiler « sincèrement », comme si le format de la lettre incitait à s’épancher sans fard allant presque à l’encontre de l’idée que les écrits restent, ou encore la connaissance que les lettres peuvent être montrées, vues. Peut-être s’agit-il de la forme de la lettre ou bien du caractère confidentiel qui lui est accordé mais, quoiqu’il en soit, la lettre apparaît comme un espace où le moi peut se laisser aller à l’expression de ses sentiments. On relève, dans certaines lettres adressées à Ménage, des propos tels que : « mandez moi un peu à quoi je m’en dois tenir et dîtes-moi sincèrement quelle place je tiens présentement dans votre cœur »79. Mme de Lafayette affirme et réaffirme son affection pour Gilles Ménage et l’exhorte à en faire autant. Même s’il peut parfois s’agir d’un jeu galant entre les deux correspondants, certains éléments peuvent nous laisser croire que les sentiments qui unissent les deux épistoliers sont très forts, à la limite de l’amour. Il est, en effet, possible de relever un nombre conséquent de mentions telles que celle-ci : « souvenez-vous […] que ce fut pour me plaire que vous vous mîtes à l’étudier du temps que vous m’aimiez plus que vous ne faites à cette heure »80. Cette expression des sentiments peut parfois paraître de façon excessive comme en témoigne les propos suivants :

Je ne puis vous dire quelle joie que j’ai que vous ayez reçu avec plaisir les assurances que je vous ai données de mon amitié : je mourrais de peur que vous ne les reçussiez avec une certaine froideur […]81
   On note ici le caractère hyperbolique de l’expression de Mme Lafayette à travers les termes « quelle joie » ou encore « mourir de peur ». Cette citation nous montre également l’influence précieuse et galante avec l’image topique de la « froideur » des sentiments de l’amant. Ceci peut nous laisser penser qu’il y a un jeu galant entre le maître et l’élève surtout quand on rencontre des métaphores galantes évidentes telles que, dans la lettre du 8 novembre 1655, où notre épistolière écrit : « adieu, si mes yeux vous avaient fait du mal vous en serez vengés par celui que je leur fais en vous écrivant »82. Il s’agit là, en effet, d’un cliché galant selon lequel l’amour brûle dans les yeux des amants. Si le jeu est donc possible, croire qu’il y a une tendresse entre les deux correspondants n’est pas improbable. Après son mariage, Mme de Lafayette se plaint, en effet, de la prise de distance nouvelle et soudaine de Ménage et le querelle sur son manque d’assiduité dans leur commerce épistolaire. D’autre part, on trouve, dans l’une de ses lettres peu de temps après son mariage, les propos ambigus suivants : « n’examinons point quelles raisons vous ont empêché d’avoir de mes nouvelles et moi des vôtres ; demandons-nous pardon […] et devenons bons amis »83.

   Cette dernière citation suggère également l’idée que la lettre semble parfois être le lieu où l’épistolière cherche à se convaincre ou à entretenir une certaine image d’elle-même. En tant que lecteur extérieur, nous sommes dans une position distanciée particulière qui nous rend possible de démasquer une certaine attitude de celui qui écrit. En effet, on peut percevoir parfois chez Mme de Lafayette le désire de se convaincre elle-même en même temps que son destinataire à travers des formulations telles que « Quand on se croit heureux vous savez que cela suffit pour l’être »84 ou bien « je suis persuadée que l’amour est une chose incommode que j’ai de la joie que mes amis et moi soyons exempts »85. Ces propos participent à l’entretien de certaines conceptions de l’amour chez notre épistolière et nous laisse entrevoir l’influence de certaines idées philosophiques que l’on retrouve par la suite dans ses romans comme La Princesse de Clèves.

   Ainsi, on s’aperçoit que pour notre épistolière la lettre doit être le lieu de l’expression de l’intimité, le lieu où les sentiments peuvent s’exprimer. Mais, si l’auteur des lettres se révèle lui-même de manière consciente, la lettre révèle parfois son intériorité malgré lui.

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   Ainsi donc, en conclusion, au cours de notre étude nous avons pu constater que l’authenticité de la correspondance de Mme de Lafayette résidait dans ce que le texte avait de particulier et inattendu, c’est-à-dire ses lacunes comme ses déviances aux modèles préétablis. Il nous été possible de constater que l’ambiguïté du corpus résidait dans le fait que la correspondance n’était pas une œuvre maîtrisée par notre épistolière, cela mettant en exergue la spontanéité du style. Dans le cadre de ce corpus authentique, nous avons pu observer deux grandes tangentes, deux grandes facettes de la pratique épistolaire chez Mme de Lafayette. Une première que l’on pourrait qualifiée de concrète. La correspondance de la comtesse reflète, en effet, la dimension pratique et réelle des lettres mais elle montre aussi le pouvoir des lettres dans le jeu social à travers leur capacité de transmission et d’influence. Une seconde facette nous est apparue que nous décrirons, cette fois, de plus personnel et dématérialisée. Les lettres nous sont, en effet, apparues comme le lieu où l’intériorité du scripteur se dévoile parfois consciemment mais, la plupart du temps, de façon inconsciente. La lettre dit autant, si ce n’est même plus, sur le scripteur que ce que celui-ci cherche à lui faire dire. Au terme donc de cette étude, la lettre apparaît d’une richesse dont on a seulement égratigné la surface. De fait, une analyse stylistique des lettres plus poussées révéleraient sans aucun doute davantage d’informations sur notre épistolière.

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1 On trouvera, en annexe 3, une description basée sur l’édition de la Pléiade qui identifie de manière plus poussée les périodes et la fréquence de la correspondance de Mme de Lafayette.
2 Voir l’annexe 2 : Chronologie succincte autour de Mme de Lafayette et du XVIIe siècle établie à partir de la chronologie de l’édition de la Pléiade.
3  Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 1429.
4 Voir l’annexe 1 : Graphique représentant le nombre de lettres écrites par Mme de Lafayette par année.
5   Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 987.
6   Ibidem, p. 941.
7   Ibidem, p. 876.
8 Selon Le Furetière de 1690 : « Sympathie, subst. fém. Convenance ou conformité de qualités naturelles, d'humeurs, ou de tempérament, qui font que deux choses s'aiment, se cherchent et demeurent en repos ensemble ».
9 Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 960.
10   Ibidem, p. 870.
11   Ibidem, p. 1051.
12 Ibidem, p. 884.
13 Ibidem, p. 989.
14  Ibidem, p. 842.
15 Ibidem, p. 1007.
16  Ibidem, p. 1050.
17  Ibidem, p. 895.
18   Ibidem, p. 899.
19 Ibidem, p. 844.
20 Ibidem, p. 862
21 Ibidem, p. 1048.
22  Ibidem, p. 897.
23 Ibidem, p. 855.
24 Ibidem, p. 897.
25 Ibidem, p. 892.
26  Ibidem, p. 939.
27 Geneviève Haroche-Bouzinac, L’épistolaire, Paris, Hachette, 1995, p. 3.
28 Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 844.
29 Idem.
30  Ibidem, p. 925.
31  Ibidem, p. 857.
32  Pour davantage de précisions, voir l’annexe 3 : Description des périodes et de la fréquence de la correspondance de Mme de Lafayette.
33 Mme de Villars, Lettres de Mmes de Villars, de Coulanges et de La Fayette, de Ninon de L'Enclos et de Mademoiselle Aïssé, Paris, Collin, 1805, T. 2, p. 7.
34  Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 849.
35  Ibidem, p. 850.
36 Ibidem, p. 849.
37 Voir l’annexe 3.
38   Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 880.
39 Ibidem, p. 907.
40 Marie-Claire Grassi, Lire l’épistolaire, Paris, Colin, 2005, p. IX.
41 Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 906.
42   Ibidem, p. 1015.
43  Ibidem, p. 1024.
44   Ibidem, p. 1016.
45   Voir l’annexe 2.
46   Ibidem, p. 887.
47  Ibidem, p. 932.
48   Ibidem, p. 879.
49  Ibidem, p. 994.
50  Ibidem p. 869.
51   Ibidem, p. 974.
52   Ibidem, p. 897.
53   Ibidem, p. 1086.
54   Ibidem, p. 1018-1019.
55 Ibidem, p. 1007.
56   Ibidem, p. 1034.
57   Ibidem, p. 896.
58   Ibidem, p. 1021.
59  Ibidem, p. 919.
60  Ibidem, p. 1061.
61   Ibidem, p. 1057.
62   Ibidem, p. 1067.
63   Ibidem, p. 1069.
64 Ibidem, p. 1051.  
65 Ibidem, p. 1082.
66 Ibidem, p. 1083.
67  Ibidem, p. 975.
68  Ibidem, p. 977.
69  Idem.
70   Ibidem, p. 985.
71 Ibidem, p. 980.
72  Idem.
73 Ibidem, p. 850.
74  Ibidem, p. 1048.
75  Ibidem, p. 977.
76  Ibidem,p. 982.
77  Idem.
78 Ibidem, p. 1039.
79  Ibidem, p. 867.
80  Ibidem, p. 875.
81 Ibidem, p. 916.  
82 Ibidem, p. 863.
83   Ibidem, p. 857.
84 Ibidem, p. 870.
85 Ibidem, p. 844.