Horizon de traduction
Notre objectif, ici,
est d’établir les grandes lignes motrices de notre horizon de
traduction tel un préambule théorique à notre commentaire
pratique.
Tout au long de
notre présentation de la nouvelle, on a cessé de marteler à quel
point celle-ci était ancrée dans une époque et une culture bien
précises. Ces éléments seront, en effet, un des fondements de nos
choix de traduction. On insistera, en effet, sur une idée de
« verres colorés » à la différence des « verres
transparents » comme premier cap de traduction. En s’appuyant
sur l’idée qu’« une traduction qui "sent la
traduction" n’est pas forcément mauvaise »,
on a jugé qu’il nous fallait le plus possible conserver les termes
anglais qui rendaient compte d’une réalité et d’une culture et
qui poussaient, également, la culture cible à s’ouvrir et
s’élargir. Comme l’écrit Wilhem Won Humbolt dans sa préface à
L’Agamemnon,
la langue est un milieu dans lequel l’homme naît et ne peut
se soustraire complètement. Avec de même espoir de s’enrichir par
le détour de l’étranger, on a voulu, par notre traduction, tenté
de plonger le lecteur français dans ce milieu en lui rappelant sans
cesse la couleur étrangère du texte par des termes conservés ainsi
que par des notes de traduction.
L’un des défis
principaux a donc résidé dans notre capacité à établir la mesure
« de partage entre l’étranger, das
Fremde, et l’étrangeté, die
Fremdheit ».
En effet, il apparaissait important de définir la ligne à ne pas
franchir pour ne pas tomber dans une traduction obscure à force
d’insertions étrangères. Cependant, les langues n’étant que
des synonymes et ne proposant que des grilles de lectures
différentes, des disparités étaient indubitablement à venir. On ne peut, en
effet, jamais vraiment dire tout à fait la même chose lorsque
l’on a affaire à deux langues différentes. La traduction nous est
apparue comme une activité faite de choix et de compromis. Pour
répondre à ce problème, nous nous sommes inspirés de la vision
proposée par Umberto Eco dans son ouvrage, Dire
presque la même chose. Il y propose,
en effet, une marge d’infidélité autour d’un noyau de fidélité.
Le travail de traduction consistant, finalement, en une
« négociation »
où pour obtenir quelque chose, il faut parfois renoncer à quelque
chose. Nous sommes, ainsi, partis à la conquête du texte source en
gardant à l’esprit que nous allions devoir parfois compenser les
carences de traduction de certains passages à d’autres moments.
Dans cette perspective, on a également considéré les notes de bas
de page comme un moyen de compenser la perte et d’apporter les
éléments de compréhension là où l’on a été forcé de
renoncer. Nous ne voulions, de fait, pas considéré la note de bas
de page comme une honte du traducteur mais plutôt comme une preuve
d’humilité, de didactisme et de respect vis-à-vis du texte comme
du lecteur. Il nous a paru important de ne pas cacher à ce dernier
la réalité du texte source. Nous avions en tête de mettre le
lecteur au même niveau de compréhension du texte auquel on était
parvenu au terme du travail de traduction. D’autre part, dans
sa préface, Humboldt préconise de laisser les obscurités du texte
là où elles sont et de ne pas les éclaircir ; or, le problème
qui se pose avec un texte comme le nôtre est que l’on est plongé
dans une époque précise et très éloignée de notre époque
actuelle. Ne proposer aucune explication, c’est perdre les realia,
les traits de culture qui font tout le sel du texte. Il nous a donc
semblé que le rôle d’une traduction était aussi d’apporter ces
éléments à la connaissance du lecteur. On a donc essayé de
maintenir un juste équilibre entre le respect du texte et celui qui
en sera le récepteur.
Avant de passer, au commentaire à
proprement parler, il est nécessaire, au préalable, de préciser
que les passages difficiles à traduire concernent les éléments qui
constituent l’identité du texte, qui en font l’originalité. On
peut discerner deux grands types d’éléments résistants au
passage d’une langue à l’autre. D’abord, des problèmes qui
sont relatifs à l’identité culturelle du texte ; ensuite, des
problèmes qui concernent la langue anglaise. Aux côtés de ces deux
éléments identifiés, un dernier problème de traduction se
dresse ; il s’agit, cette fois, de l’emploi fait par Mrs.
Gaskell de la langue, au style adopté dans la nouvelle.
Problèmes de traductions relatifs à la culture
Comme on avait déjà pu le constater
lors de sa présentation, la nouvelle est résolument ancrée dans
une époque et une culture. Au-delà de la langue, la nouvelle est
plongée dans une réalité différente de celle de la culture cible.
Certains termes, références ou encore noms propres nous imposent un
cadre spécifique anglais qui s’est avéré être difficile à
rendre en français puisque notre horizon de traduction était
résolument contre l’idée d’une annexion totale telle qu’elle
est présentée par Mathieu Guidère, reprenant Pour la Poétique
II de Meschonic, dans son ouvrage.
L’intertextualité
Comme nous en avions déjà fait
mention lors de sa présentation, la nouvelle est riche de toute une
intertextualité. On trouve, en effet, des citations et des concepts
insérés au fil du texte ainsi que des titres de poèmes cités.
On a, ainsi, discerné au quatrième
paragraphe :
The style of hospitality prevalent in
this modern Babylon
is certainly much more ethereal
Que l’on a fait le choix de traduire
de la façon suivante :
Le style d’hospitalité qui prévaut dans cette
Babylone moderne est certainement beaucoup plus éthéré
N’étant pas mis en exergue par des
guillemets, la première difficulté a été de déceler cette
citation. La seconde difficulté a été d’en identifier la source.
Difficile, en effet, car certains manuels d’Histoire ont attribué
l’épithète « modern Babylon » à Byron alors qu’il
s’agit d’une citation de Benjamin Disraeli du chapitre 5, de son
œuvre Tancred de 1847. Dès lors, le nouveau problème qui se
pose est de savoir ce que l’on doit faire de cette citation par
rapport à un public français du 21e siècle. En effet,
Benjamin Disraeli est un de ces auteurs de l’époque victorienne
qui a été éclipsé avec le temps par d’autres grandes figures
comme Dickens. Pourtant, il s’agissait bien d’un contemporain de
Mrs. Gaskell, premier ministre de sa Majesté en 1868 et 1880. Le
fait qu’il soit cité sans guillemet dans la nouvelle nous laisse
supposer qu’il était pourvu d’une certaine notoriété
littéraire à l’époque. De nos jours, le manque de connaissance
vis-à-vis de cet auteur peut occasionner la perte de la richesse du
texte au lecteur. Plusieurs solutions se sont donc offertes alors à
nous ; soit mettre entre guillemets pour insister sur la
citation, soit insérer une note de bas de page à caractère
explicative. Pour résoudre cette difficulté, nous avons choisi de
respecter la citation sans guillemet telle qu’elle était présente
dans le texte source. En effet, on prit cette décision en
réfléchissant au contexte ; le personnage qui nous narre
l’histoire est un gentleman instruit ancré dans une époque
précise. Notre narrateur doit donc certainement connaître Benjamin
Disraeli et l’œuvre dont provient la citation. L’absence de
guillemet peut être comprise comme une manière subtile et humble
d’exposer sa culture. Cela étant dit, contenu de la méconnaissance
actuelle de Benjamin Disraeli et de l’écart temporel entre notre
époque victorienne et l’époque actuelle, on a opté pour une note
de bas de page explicative où l’on précise la provenance de la
citation. On n’avait à l’esprit de ne pas laisser le lecteur
manquer une référence qui, à l’époque de Mrs. Gaskell, aurait
été comprise. Cet exemple d’intertextualité nous pousse
finalement à nous interroge sur les adaptations que nécessite un
texte d’une époque différente contenu des différences de
connaissances entre les récepteurs du texte.
Dans un registre similaire, on a pu
discerner à travers la mention d’un terme anglais toute une
conception idéalisée de la femme au foyer, datant de l’époque
victorienne. Rappelons, avant tout, que l’on avait déjà signalé
cette conception précédemment lors de la présentation de la
nouvelle. Cela étant dit, on peut relever le terme à la fin du
dixième paragraphe :
They were women, the
helpmates, consolers, and adornments of
our homes
Que l’on a décidé de traduire par :
Elles étaient des femmes, les compagnes, les
consolatrices et les parures de nos maisons
Avec un seul substantif, Mrs. Gaskell
projette son lecteur vers un vaste réseau de sens propre à son
époque. L’idéal de la femme au foyer a, en effet, été traité
par de nombreux auteurs ; le terme spécifique anglais de
« helpmates » n’a rien d’anodin. Lorsque le narrateur
l’emploie dans cette énumération qui se veut décrire l’idéal
de la femme tel qu’il l’a connu, il est d’office adjoint à un
courant de pensée. Le problème qui se pose lorsque l’on doit
passer à la traduction est que cette conception est propre à
l’époque victorienne et aux auteurs qui en sont à l’origine. On
ne peut se permettre d’annexer le texte par un concept français
équivalent car, derrière ce clin d’œil qu’est le substantif
« helpmates », les figures littéraires qui ont créé et
employé cette conception se dissimulent. On aurait pu se contenter
de simplement traduire le substantif par sa traduction française de
« compagnes » mais l’on aurait alors caché aux
lecteurs tout un pan de signification. Nous sommes donc parvenus à
la conclusion qu’il était nécessaire d’introduire une note de
bas de page, une fois encore, à valeur explicative. Son usage nous a
paru être le meilleur compromis, la meilleure « négociation »
comme l’écrit Umberto Eco dans son ouvrage. En effet, on perçoit,
ici, tout l’intérêt de la note de bas de page. Il ne s’agit pas
de la « honte » du traducteur mais plutôt d’un rappel
que l’on est face à un texte étranger, à deux langues comme à
deux cultures différentes. Ne pas faire usage de la note de bas de
page serait omettre certains éléments et donc nier aux lecteurs un
accès total à la compréhension du texte.
Le dernier problème que nous a posé
l’intertextualité de la nouvelle concerne les poèmes que sont
« The Thorn » de William Wordsworth et « The Manly
Heart » de Georges Wither, cités au septième paragraphe.
Il est ici question d’un problème
d’enchevêtrement des traductions. Lorsque le poème « The
Thorn » a une existence française bien réelle et officielle à
travers la traduction de Sophie Vige et Dominique Peyrache-Leborgne,
il n’en est pas de même pour « The Manly Heart » qui
n’a d’existence qu’à travers le texte source. On a donc
préféré ne pas traduire ces titres et les conserver en version
originale pour deux raisons. On a, d’une part, considéré que
notre connaissance de Georges Wither et de sa production littéraire
était trop maigre, que le temps que l’on pouvait accorder à ce
poème était insuffisant pour nous permettre d’en proposer une
traduction ferme et solide. D’autre part, l’apparition de titre
anglais nous a aussi semblé être un rappel opportun pour le
lecteur. Il était, en effet, dans notre projet de traduction de
toujours rappeler à celui-ci qu’il était face à une traduction
et que l’intertextualité présente appelait à un champ littéraire
anglais.
Ainsi, pour un souci de cohérence,
malgré la traduction proposée par Sophie Vige et Dominique
Peyrache-Leborgne, on a choisi de laisser aussi le titre du poème de
William Wordsworth en version originale. Cependant, il nous est
apparu nécessaire d’accompagner chaque poème d’une note de bas
de page informant systématiquement le lecteur de l’auteur et de la
provenance du poème. Dans le cas de « The Thorn », on a
précisé la traduction du titre, « L’Épine »,
proposée par Sophie Vige et Dominique Peyrache-Leborgne. On a
également indiqué où l’on pouvait trouver la traduction complète
du poème. Il en a été de même pour le poème de Georges Wither,
« The Manly Heart », cependant on s’est proposé d’en
donner une traduction sommaire que l'on trouvera dans un autre article. Nous la qualifions ici de
sommaire car l’on n’a pas pu travailler le poème autant qu’il
aurait été nécessaire de le faire et l’on s’est attelé, avant
tout, à traduire le sens plutôt que la forme.
En effet, il y aurait beaucoup à dire
sur ce poème. On peut, tout d’abord, signaler
qu’il est possible de trouver ce poème sous différentes
appellations. Dans Specimens of the Early English Poets,
le poème est présenté sous le titre « song ». Ce titre est
intéressant parce qu’il confirme le contexte dans lequel le poème
est mentionné. Notre narrateur prétend effectivement jouer de la
flûte pour sa promise. Toutefois, on peut aussi trouver ce poème
sous le titre « The Lover's Resolution » que l’on
pourrait traduire par la résolution, la décision d’un amant. En
gardant ces éléments à l’esprit, on s’est proposé de traduire
le titre « The Manly Hear » par « Un cœur
résolu ». Pour commenter brièvement ce choix, on constate que
si l’on s’attache strictement aux sens des mots, il est vrai que
l’adjectif « manly » signifie « viril ».
Cependant, selon le dictionnaire étymologique,
l’adjectif « manly » renvoie, au 17e siècle,
plutôt à « adulte », « raisonnable » en
opposition à « enfant », « irréfléchi »,
« indécis ». En effet, à la lecture du poème, la
reprise de deux vers à la fin de chaque strophe sonne comme un
refrain incessant. Cette répétition nous donne l’impression que
le poète tente de se convaincre, d’affermir une décision déjà
prise d’où notre choix de « résolu ». L’adjectif
renvoie à une fermeté par rapport à des projets, il se rapporte à
quelqu’un ou quelque chose de déterminé. Il s’allie donc au
titre « The Lover's Resolution » et propose une antithèse
correcte à « irréfléchi », « indécis que
l’on a précédemment désigné comme l’opposition de l’adjectif
« manly ».
Les realia
Le terme de realia vient du latin et
signifie « les choses réelles » ; il est employé
pour se référer, en linguistique, à une unité lexicale qui
désigne la réalité particulière d’une culture. Les realia sont,
dans notre nouvelle, un point de traduction récurrent qui nécessite
une attention particulière. De fait, dans le but de suivre l’horizon
de traduction que nous nous étions fixé consistant à souligner
« l’étranger » du texte source sans tomber dans
« l’étrangeté »,
nous avons fait le choix de conserver des termes tels que « miles »,
« gentleman » ou encore « Mr. ».
Le terme de « miles » est,
en effet, plus largement connu de nos jours au point de ne pas
heurter la lecture et de contribuer à cet effet de couleur locale
que l’on cherche à mettre en avant. Ce choix de conserver en état
repose également sur le fait que le terme ne renvoie pas avec
exactitude à une mesure française puisqu’un « miles »
correspond à 1609 mètres. Il nous est apparu difficile de traduire
tout en conservant la précision qu’impliquait la mesure
anglo-saxonne. Cela étant dit, pour répondre à la possibilité
d’une non-connaissance du lecteur de ce taux de change, on a pris
le parti d’insérer une note de bas de page à caractère
informative. On peut aussi préciser, ici, que nous avons fait des
choix identiques pour les jeux de carte cités, au deuxième
paragraphe : « Faire une partie de whist […]
Les enfants étaient autour de jeux tels que le vingt-un ou la
spéculation ». Nous nous sommes permis de conserver les
jeux tels qu’ils étaient nommés en apportant uniquement, par une
note de bas de page, quelques explications basiques sur leurs
origines. Il nous a semblé important de ne pas annexer ces
terminologies parce qu’elles mettaient en valeur la différence
d’époque et de culture.
Les choix concernant le terme de
« gentleman » et l’abréviation « Mr. »
reposent sur ce même fondement de conserver « l’étranger »
du texte et sur l’acquis que leurs emplois sont assez répandus
pour ne pas heurter la compréhension du lecteur. Toutefois, leur
absence de traduction repose sur de toutes autres explications. Dans
le cas du terme « gentleman », il apparaît évident que
le terme appelle une réalité spécifique à la culture anglaise. De
nombreux auteurs se sont prêtés au jeu de la définition. Elizabeth
Gaskell fait partie de ceux là lorsqu’elle fait dire à John
Thornton qu’« un "gentleman" est un terme qui
décrit un être uniquement dans ses rapports avec les autres ».
Il nous est donc apparu que l’on ne pouvait traduire le
« gentleman » anglais par le « gentilhomme »
français puisque deux réalités différentes se cachaient derrière
leur emploi. D’autre part, traduire par un simple « monsieur »
ne pouvait être qu’une sous traduction de tout ce que peut
impliquer le terme. En ce qui concerne l’abréviation « Mr. »,
son homologue français n’aurait pas été gênant mais dans le but
de conserver cette couleur locale ainsi que solidifier la couleur
locale qu’apportait le choix du terme de « gentleman »,
on a préféré conserver l’abréviation anglaise. Ce choix s’est
aussi fait en intelligence avec le texte ; la mention de « the
statue of Mr. Canning »
au douzième paragraphe apparaît presque comme un lieu commun. La
statue n’est, en effet, déjà plus une simple représentation de
Georges Canning mais bien un objet, en elle-même et pour elle-même,
au point que l’abréviation de « Mr. » en devient
partie intégrante.
Au regard de ces explications, un
problème d’uniformité dans nos choix de traduction s’est posé
pour certains termes, tels que « inch » ou « lady »,
qui nous ont forcé à faire des choix différents. Dans la mesure où
l’on a choisi de conserver la mesure « miles », on peut
se demander pourquoi nous n’en avons pas fait autant pour « inch »
qui correspond à 2, 54 cm selon le Robert & Collins.
Notre décision a été motivée par deux raisons. Tout d’abord,
puisque la mesure n’est pas aussi connue que le « miles »,
la laisser en l’état apporterait davantage « l’étrangeté »
dont parle Antoine Berman dans son ouvrage, L’Epreuve de
l’étranger, plutôt que « l’étranger »
recherché par notre horizon de traduction. Ensuite, contrairement au
« miles », la mesure correspond à la valeur française
précise qu’est le pouce. Nous nous sommes donc permis cette légère
annexion du fait de cette heureuse correspondance qui permettait à
la fois de ne pas gêner la lecture ni de l’encombrer d’une note
de bas de page.
Ce problème d’uniformité s’est
également posé concernant le terme de « lady ». En
effet, contrairement au « gentleman », le substantif
correspond assez bien à notre terme français de « dame »
sans qu’une distinction entre les cultures source et cible soit
flagrante. Selon Le Petit Larousse illustré, le substantif « dame »
renvoie à un « « titre donné à diverses époques aux
femmes de haut rang, [à une] femme aux manières élégantes,
distinguées » ;
lorsque le nom « lady » renvoie à une femme dont les
manières et la sensibilité vont de paires avec un rang élevé dans
la société, selon le dictionnaire étymologique de la langue
anglaise.
On a donc jugé bon, comme dans le cas de « inch »,
d’employer cette heureuse correspondance afin de ne pas perturber
inutilement la lecture par l’intrusion de termes étrangers.
Malgré notre horizon de traduction, on
a néanmoins rencontré des difficultés pour traduire quelques
syntagmes. En effet, certains éléments paraissaient trop éloignés
de la culture cible pour être laissés tels quels dans la nouvelle
sans qu’il y est une rupture à la lecture. D’autres renvoyaient
à des réalités bien précises qu’il nous était impossible de
rendre de façon aussi directe. De fait, certains syntagmes ne nous
permettent pas de produire des équivalences directes. On
peut, tout d’abord, mentionné au deuxième paragraphe :
The pretty speckled beans
of the scarlet runners were our
counters
Que l’on a choisi de traduire par :
Les jolies fèves tachetées des haricots
d’Espagne étaient nos jetons
Le problème qui se pose ici est
double. Il réside, d’abord, dans les appellations strictement
différentes du même végétal. « The scarlet runners »
en anglais ne peut faire l’objet d’une traduction littérale ;
l’adjectif « scarlet » renvoie à la couleur écarlate
alors que « runner bean » correspond, selon le Robert &
Collins, au « haricot grimpant ». Pour être tout à fait
précis, « scarlet runner » est une variété des
« haricots d’Espagne ». Cependant, comme cet élément
ne peut être parlant qu’à une personne ayant les connaissances
botaniques nécessaires, on a préféré faire le choix de son
hypéronyme, haricot d’Espagne, pour ne pas encombrer la lecture
d’une note de bas de page. On aurait pu, néanmoins, choisir de
traduire « scarlet runners » par « haricots
écarlates », ce qui aurait rendu la couleur présente dans
l’adjectif anglais « scarlet », mais ce syntagme
nominal, une fois traduit, heurtait quelque peu la lecture en
français. D’autre part, nous nous sommes cantonnés à
l’appellation « haricots d’Espagne » car elle était
beaucoup plus commune, ne nécessitant donc pas l’intrusion d’une
note de bas de page. Le second problème, qui est venu se superposé,
concernait la manière de traduire « beans » après le
choix de traduire « scarlet runners » par « haricots
d’Espagne ». Le français ne supportant pas la répétition,
il nous a fallu puiser dans la synonymie du terme pour résoudre la
difficulté apportée par la traduction et faire, finalement, le
choix du substantif « fèves ».
Dans le même esprit, on a longuement
hésité sur la façon de traduire en français « 'Balmoral'
boots », au neuvième paragraphe. Il semblait, d’abord, difficile
de conserver le terme « Balmoral ». Nous craignions qu’il
n’apporte de l’étrangeté dans le texte et nous avions d’avoir
décidé de jouer sur l’hypéronymie en ne traduisant que le terme
de « bottines ». En effet, l’appellation « Balmoral »
renvoie à une forme de chaussures. Cependant, après réflexion,
nous sommes revenus sur cette décision première, la jugeant trop
arbitraire. Supprimer le terme « Balmoral » sans état
d’âme revenait, en effet, à priver le lecteur d’un détail qui
fait sens. Cela revenait également à nier ce que nous nous
efforcions de mettre en exergue depuis le début, c'est-à-dire
montrer à quel point le texte était ancré dans une époque bien
particulière. En effet, « 'Balmoral' boots » fait référence
à un type de chaussure qui, encore de nos jours, emprunte sa forme à
l’époque victorienne. De fait, pour avoir fait le test, lorsque
l’on tape dans la barre de recherche l’entrée
« bottines Balmoral », on trouve une correspondance
visuelle assez significative pour nous permettre de conserver
l’expression telle quelle. On a, néanmoins, cru nécessaire de
préciser ces éléments dans une note de bas de page pour laisser à
la curiosité du lecteur le choix de s’offrir ou non le luxe de
savoir à quoi les « bottines Balmoral » font
visuellement référence.
D’autre part, au quatrième
paragraphe, les realia nous ont posé deux autres types de problème
dans la phrase suivante :
Exhausted nature does, I must say,
crave for some refreshment beyond the thin biscuits and weak
negus which are served out in the
china closet down-stairs, on such
occasions at these festive mansions.
Que l’on a choisi de traduire par :
Les faibles constitutions ont, je dois dire, grand
besoin d’une collation autre que de maigres biscuits et un léger
vin chaud que l’on sert dans le placard à porcelaine de
Chine en de telles occasions dans ces demeures en fête.
En ce qui concerne le groupe nominal
« weak negus », nous ne pouvions nous permettre de
conserver le terme de « negus » en l’état car, avant
même qu’il soit question d’insérer de l’étrangeté dans le
texte, le terme pouvait devenir un contre-sens terrible en français.
En effet, si l’on s’attarde sur la définition que l’on trouve
sous cette entrée dans Le Petit Larousse Illustré, « négus »
est mot éthiopien qui, historiquement, correspond au titre des
souverains d’Éthiopie. Il aurait donc été mal aisé de conserver
le terme même avec une note, la lecture aurait été parasitée d’un
autre niveau de sens complètement incorrect. Le sens véritable du
terme de « negus » correspond, selon The Shorter
Oxford English Dictionnary On Historical Principles, à du vin et
de l’eau chaude sucrée et aromatisée avec du citron et des
épices. Il prend son nom par son inventeur, le colonel Francis Negus
en 1743. Au regard de ces informations, on peut noter que le nom du
colonel était assez répandu pour entrer dans le langage courant et
être employé dans la littérature. Ces observations nous mettent, à
nouveau, face au fait que notre nouvelle est extrêmement ancrée
dans son époque. Cela étant dit, au regard de cette définition, on
a pu s’apercevoir que le « negus » avait de fortes
ressemblances avec ce que nous appelons, en français, le vin chaud.
Nous nous sommes donc permis cette d’annexer le terme de « negus »
par cet équivalent français. Néanmoins, il nous a semblé juste de
prendre le parti de proposer une note de bas de page à valeur
informative en cohérence avec notre projet de traduction puisque le
terme nous renvoyait indéniablement vers une réalité anglaise
spécifique.
En ce qui concerne le groupe nominal «
the china closet », le problème a été tout autre. Le
substantif « closet » signifie « armoire »,
« placard » ou « buffet ». Selon The
Shorter Oxford English Dictionnary On Historical Principles, le
terme « china » fait particulièrement référence à la
porcelaine importée de Chine. La difficulté de traduction se trouve
donc au niveau de la différence entre la réalité victorienne et la
réalité actuelle. De nos jours, l’ensemble nominal ne correspond
qu’à un simple placard à porcelaine de provenance quelconque
alors qu’à l’époque victorienne, apogée de l’Empire
coloniale britannique, le terme « china » renvoie
spécifiquement à la porcelaine provenant de Chine. Pour cette
raison, nous nous sommes proposés de traduire « the china
closet » en étoffant en français par « le placard à
porcelaine de Chine ». Malgré la lourdeur qu’apporte le
complément du nom par rapport à la simplicité du syntagme anglais,
il nous est apparu nécessaire de traduire ainsi pour mettre en
exergue cette dimension historique si importante.
Ainsi, au terme de
ce premier relevé des problèmes posés par la traduction, on
obtient tout d’abord la confirmation que notre nouvelle s’inscrit
dans une culture victorienne datée. Celle-ci s’identifie dans
certains des termes employés comme dans certaines des références
littéraires qui sont faites. On a, tout au long de ce travail, tenté
de rendre compte le plus possible de ces traits culturels qui
caractérisent la nouvelle. Dans ce but, il nous a fallu
délimiter ce qui marquait l’étranger et ce qui nous attirait vers
l’étrangeté. On a, cependant, eu à cœur de révéler
systématiquement par une note ce qui, par notre traduction, pouvait
échapper à l’attention du lecteur du texte cible.
Problèmes de traduction relatifs à la langue
Dans la préface de
sa traduction de L’Agamemnon,
Wilhem Won Humboldt écrit que « des langues différentes
sont […] comme autant de synonymes ; [que] chacune exprime le
concept avec une différence, avec telle ou telle connotation, un
degré plus haut ou plus bas sur l’échelle des sentiments ».
Il nous soumet ici une vision intéressante des langues, comme si
elles proposaient des grilles de lecture différentes. Ces propos
nous suggèrent également qu’on ne peut jamais dire tout à fait
la même chose et que, pour permettre le passage d’une langue à
l’autre, la traduction est faite de compromis. En effet, placer
devant l’exercice pratique, on constate qu’il est impossible de
tout rendre littéralement et que certains problèmes de traduction
sont finalement inhérents à la langue anglaise même et la
tentative de passage vers le français.
Évolution de la langue anglaise
Le dernier exemple que nous venons de
traiter dans la partie précédente nous a ouvert le champ vers un
nouveau point de traduction qui oscille entre culture et évolution
historique de la langue. On trouve parfois dans notre nouvelle des
marqueurs temporels linguistiques qui sont si spécifiques à
l’évolution de la langue anglaise que l’on ne peut pas les
rendre en français. On peut ainsi relever dès le
premier paragraphe :
It has happened that for the last
five-and-twenty
years
Que l’on a traduit par :
Il se trouve que, durant les vingt-cinq dernières
années
Dans le texte source, on observe une
inversion entre dizaine et unité qui témoigne d’une ancienne
façon de se référer aux nombres. Cette inversion est datée dans
le temps. Il est possible, par exemple, de la trouver dans certains
romans de Jane Austen ou bien dans des discours politiques de
l’époque. Songeons, en effet, que le 19 novembre 1863, Abraham
Lincoln commence son discours de Gettysburg par la phrase « Four
score and seven years ago […] ».
Toutefois, il paraitrait étrange et même insensé d’essayer de
rendre cette structure en français. N’ayant donc pas d’équivalent
français à cette particularité de la langue anglaise, nous nous
sommes contentés de souligner le phénomène par une note de bas de
page explicative. On aurait pu ne pas le signaler mais cette manière
d’écrire les nombres rend compte de l’âge de notre nouvelle et
contribue à l’ancrer dans l’époque victorienne.
L’évolution de la langue ne
s’insinue pas seulement dans les nombres mais aussi dans l’emploi
de termes qui ont des effets archaïques ou formels. On peut, en
effet, considérer le substantif « aught » au dixième
paragraphe qui signifie « tout », « n’importe
quoi » :
Few among them were readers (at least
of aught
but novels and poetry)
Que l’on a traduit par :
Peu d'entre elles étaient des lectrices (du moins
d’autre chose que de romans et de poésie)
Le substantif est un terme ancien qui
fut employé par des auteurs comme, par exemple, William Shakespeare.
Il a, cependant, le même sens que « anything » ou
« all ». En français, on ne peut pas marquer l’archaïsme
langagier si propre à l’anglais. Nous nous sommes donc concentrés
sur le fait de rendre le sens plutôt que la forme archaïque. Le
substantif « aught » entre dans une structure avec la
conjonction « but » qui exprime une restriction. On a
donc fait le choix, en français, du syntagme nominal « autre
chose » qui nous paraissait davantage plaisant à la lecture.
Cette composition nous semblait aussi plus soutenu et moins abrupte
qu’une traduction telle que « tout sauf de ».
Dans ce même esprit, on peut observer
l’emploi de termes vieillis comme, par exemple, dans le premier
paragraphe :
But circumstances have combined to
keep me and my dear wife and family in a remote corner of this busy
England whereto
the clash and clamour of its onward progress has penetrated but
imperfectly, and wherein
our experience of society has been limited in extent and primitive in
quality.
La conjonction anglaise « whereto »
est un équivalent archaïque de « to which » alors que
« wherein » est un équivalent littéraire et formel de
« where ». On ne possède pas de correspondances en
français pour ces conjonctions qui rendrait leur aspect ancien,
littéraire et formel. En effet, les termes français étant
fondamentalement neutres, il parait difficile de rendre compte de
cette spécificité anglaise. On a donc pris le parti de traduire
simplement les termes par :
Mais les circonstances se sont alliées pour me tenir ma
tendre épouse, ma famille et moi-même dans un coin reculé de cette
Angleterre grouillante d’activités, dans lequel le fracas
et la clameur de sa marche en avant ont percé que de façon
imparfaite, et où notre expérience de la société a été
d’une étendue limitée et d’une qualité sommaire.
La perte de ce registre littéraire et
soutenu peut, néanmoins, être compensée par l’usage à d’autres
moments dans la nouvelle d’un vocabulaire plus élevé. En ayant à
l’esprit cette déficience engendrée par la langue française par
rapport à la langue anglaise, on a tenté d’en rendre compte en
relevant le niveau de langue sur certains termes de la nouvelle. On
peut, pour illustrer cette idée, prendre l’exemple au quatrième
paragraphe de la phrase suivante :
And exhausted nature does, I must
say, crave for some refreshment
beyond the thin biscuits and weak negus
Au lieu de traduire « refreshment »
par le terme banal et prosaïque qu’est « nourriture »,
nous avons pris le parti de traduire le substantif anglais par celui
de « collation ». Plus soutenu que le terme de
nourriture, le substantif apporte également une dimension plus
mondaine qui colle au contexte de la nouvelle.
Un dernier point linguistique peut
être, enfin, mis en exergue. Il témoigne à la fois de l’influence
de l’Histoire et de la culture sur le langage mais aussi de l’écart
qui peut exister entre deux langues sur la façon de percevoir le
monde. Certains termes que l’on peut relever dans notre nouvelle se
font, parfois, l’expression d’une culture anglaise. On
trouve, en effet, au deuxième paragraphe :
Our utmost dissipation […]
consisted in going to tea
among our one or two neighbours
Que l’on a proposé de traduire par :
Notre plus grande distraction […] consistait à
aller prendre le thé chez un de nos deux ou trois voisins
Notons, avant tout, que le syntagme
verbal « to consist in » est d’un usage formel sans
être archaïque. On ne trouve pas d’équivalence en français
puisque notre syntagme verbal « consister à » est plutôt
neutre. En anglais, le verbe qui suit le syntagme « consist
in » est forcément mis à la forme –ING. En français, le
syntagme est suivi par l’infinitif d’où notre traduction de
« going to », originellement « to go to », en
« aller à ».
Néanmoins, ce qui nous intéresse
particulièrement dans cet exemple est le rapport immédiat entre
l’action d’aller et le substantif « tea ». Si l’on
traduit littéralement, on obtient en français « aller à
thé » qui est parfaitement incorrect. Cet exemple illustre à
merveille l’idée que « tout vocabulaire exprime une
civilisation ».
Popularisé Au 17e siècle par l’épouse du roi Charles
II, Catherine de Bragance, le thé connait une explosion avec la
révolution industrielle au 19e siècle. Notre nouvelle
datant de 1859, on peut noter que la culture d’un peuple agit sur
sa langue, sa façon de dire le réel. On est forcé, en français,
d’étoffer l’expression anglaise car on ne peut pas rendre ce
rapport direct que permet la langue anglaise. La langue française
nous force à ajouter un verbe à l’infinitif pour amener le
substantif « thé » ; notre choix s’est donc porté
sur la traduction « prendre le thé », là où l’anglais
se contentait seulement de « tea ».
Au final, on s’aperçoit qu’il nous
est impossible de rendre ces détails de langage qui date pourtant le
récit et participe à lui donner une identité culturelle. Les
traits de caractères du texte original sont, en effet, balayés par
la traduction. Les seules solutions qui nous sont laissées pour
mettre en lumière ces caractéristiques sont nos tentatives de
compensations, les notes de bas de page et ce commentaire de
traduction.
Les expressions anglaises
Une part des difficultés de la
traduction réside dans la manière de rendre certaines expressions
qui sont propres à la langue anglaise.
Une fois encore, la façon de dire est
l’expression d’une vision du monde. Toutefois, pour une grande
partie de ces difficultés, des « équivalences idiomatiques »
en français peuvent être trouvée. Songeons ainsi à l’expression,
au neuvième paragraphe, « it has has its day » que l’on
a choisi de traduire par « il a fait sont temps » ou
bien, au dix-huitième paragraphe, l’expression « Alas, the
days! » que l’on a décidé de traduire par « Hélas,
quelle époque ! ». Dans ces types de cas, on s’est
aperçu que les expressions figées anglaises pouvaient trouver leurs
pareils dans des expressions françaises sans grande contrariété.
En effet, on comprend ici que une traduction au mot à mot n’aurait
pas de sens en français.
Pour le reste, il semblerait que des
« équivalences indirectes »
soient notre seul moyen de rédemption. « Je n’ai pas cru
nécessaire de rendre mot pour mot ; c’est le ton et la valeur
des expressions dans leur ensemble que j’ai gardés »
préconisait Cicéron dans De optimo genere oratum. Ainsi,
dans certains cas, on a été forcé de traduire le sens plutôt que
les mots pour éviter de tomber dans l’ « étrangeté »
ou bien d’être confronté à un malaise à la lecture de la
traduction française. Pour illustrer ces idées, On peut prendre, en
premier exemple, l’expression que l’on trouve au septième
paragraphe :
Many a day
she has asked me to play 'The Thorn' and 'The Manly Heart' six or
seven times
over.
Que l’on a traduit par :
En maintes occasions, elle m’a demandé de
jouer « The Thorn » et « The Manly Heart » six à sept fois.
L’expression « many a days »
est une expression figée qui possède un effet ancien pour le
lecteur anglais. Elle ressemble à l’expression moins datée de
« many a time » qui signifie « maintes fois ».
On s’aperçoit que la traduction française de celle-ci possède
des résonnances anciennes qui conviennent assez bien à l’expression
présente dans notre nouvelle. Cependant, si l’on observe
attentivement la suite de la phrase, on constate que le substantif
féminin « fois » doit être employée par le terme de
« times ». Une répétition inexistante en anglais, et
peu heureuse en français, voit alors le jour. Pour cette raison,
nous n’avons pas pu traduire « many a days » simplement
par « maintes fois ». On a donc pris le parti de
remplacer le substantif féminin, qui marquait l’unité, par le
substantif féminin « occasion » qui peut être employé
pour déterminer les circonstances d’un événement ou une action
comme c’est le cas ici. Le terme de circonstance renvoyant lui-même
à une idée de temps, de moment que l’on a dans le substantif
anglais « days » qui signifie « jours ».
Une autre expression anglaise nous pose
à nouveau cette problématique de la littéralité. On peut, au
neuvième paragraphe, prêter attention à l’expression suivante :
Young women […] have gone over in
a body to the enemy
Que l’on a choisi de traduire par :
Les jeunes filles […] se sont rendues d’un même
mouvement à l’ennemi
Au lieu de traduire littéralement « in
a body » par « en un corps », on a préféré
traduire l’idée sous-jacente de l’action effectuée,
c'est-à-dire le mouvement du corps plutôt que l’objet lui-même.
On a pris ce parti car la traduction littérale semblait maladroite à
la lecture. Le calque de l’expression du texte source paraissait
également beaucoup moins compréhensible dans le texte cible. La
littéralité était ici témoin d’ « étrangeté ».
On a donc préféré s’attacher au sens plutôt qu’aux mots en
étoffant, cependant, par l’ajout de l’adjectif « même ».
D’autre part, il est aussi possible
de constater l’existence d’expressions anglaises qui trouvent une
équivalence idiomatique en français. En effet, certaines
expressions anglaises trouvent parfois leur miroir dans une
expression française qui a été, au préalable et arbitrairement,
fixée. Songeons, pour illustrer cela, au troisième paragraphe :
When the free and easy invitation is accepted
Que l’on a choisi de traduire par :
Une fois que l’invitation décontractée et
désinvolte est acceptée
Dans ce cas précis, la combinaison des
deux adjectifs nous lancent sur la piste d’une traduction figée en
française. Malgré les sens particuliers de chaque adjectif, leur
combinaison décrit une attitude particulière qui est résumé par
les ouvrages encyclopédiques par l’adjectif « décontracté ».
Cependant, comme on le verra plus loin, cette structure formée par
la coordination de deux éléments fait partie des emplois qui
constituent le style propre à Mrs. Gaskell. Afin de conserver cet
effet d’insistance suggérée par la structure, on a pris sur nous
de traduire l’adjectif « easy » par l’adjectif
français « désinvolte » et de le coordonner avec
l’adjectif « désinvolte » pour rappeler l’existence
de l’expression figée.
Les formulations anglaises et les contraintes françaises
Il nous faut, à présent, rendre
compte du fait que certaines des difficultés rencontrées durant
nôtre parcours nous venaient des formulations anglaises face aux
contraintes liées à la langue française. Ces difficultés
illustrent bien l’idée que les langues sont des grilles de lecture
différentes. D’une part, le passage de d’une langue à l’autre
mérite des ajustements au regard de règles qui leur sont
inhérentes. D’autre part, des ajustements sont nécessaires pour
produire une traduction qui se lit sans trop d’ambages une fois le
travail fini.
Le premier point qui peut être mis en
valeur est que l’on a parfois été confronté à des
incompatibilités entre les deux langues, nous refusant ainsi une
traduction littérale. En effet, certains termes nécessitaient
parfois des transpositions grammaticales. On peut songer, pour
illustrer cette idée, au treizième paragraphe :
And whose hair is arranged in a
fashion suggestive
of the very probable idea that they were called away just before
achieving the desirable ceremony of
washing their faces.
Que l’on a traduit par :
Et dont les cheveux sont arrangés d’une manière qui
suggère l'idée très probable qu'elles ont été appelées
ailleurs avant même d’avoir achevé la désirable cérémonie qui
consiste à se laver le visage.
Dans ce passage, on a été forcé de
transposer l’adjectif anglais « suggestive » par le
verbe « suggérer » et l’accompagnant d’une
proposition subordonnée. Il en va de même pour le verbe anglais
« to wash », transformé en substantif par la terminaison
–ING, que l’on a choisi d’étoffer et de transposer par le
verbe à l’infinitif « se laver ». Il s’agit du type
de transposition le plus fréquent selon Claude et Jean Demanuelli.
On aurait pu traduire par le substantif français de « lavage »
mais le terme paraissait disgracieux à la lecture, ce qui allait à
l’encontre du caractère littéraire et formel suggéré par
certains des termes que l’on a évoqué précédemment.
D’autre part, une des difficultés
les plus remarquables est intervenue sur les règles d’écriture du
français qui entraient parfois en conflit avec le texte anglais.
Songeons, tout d’abord, aux répétitions que fait la langue
anglaise et que le français supporte très mal. On peut, ainsi,
prendre pour exemple le passage suivant au deuxième paragraphe :
What excitement there used to be over
those momentous stakes, and what
laughing and fun!
Que l’on a choisi de traduire par :
Quel engouement pouvait-on voir concernant ces enjeux
momentanés et quels rires, quel amusement !
Comme le français n’aime pas la
répétition, la copule « and » est l’un des problèmes
les plus importants. En effet, on note que l’anglais a une tendance
très prononcée pour son utilisation là où le français préfère
l’usage de la virgule. Une négociation doit donc être faite selon
les passages. Si on a opté ici pour suivre les règles d’écriture
française, ce choix n’a pas été systématique car l’idée
de négociation a été le maître mot de nos décisions. Il nous a
paru, en effet, important de prendre en compte le contexte du passage
à traduire afin d’éviter d’amputer notre traduction d’éléments
qui faisaient sens dans le texte source. On a pu, par exemple, faire
un choix quelque peu différent au dix-septième paragraphe :
Yes, though in the midst of a
brilliant crowd, and
with the hum and buzz of conversation, and
music, and
laughter thrilling around me, I confess I felt a strange sense of
loneliness creep over me
Que l’on a décidé de traduire par :
Oui, bien qu’en brillante compagnie, dans la rumeur
des conversations en cours, et la musique, et les rires
animés tout autour de moi, j’avoue avoir ressenti un étrange
sentiment de solitude s’insinuer en moi
Si l’on a supprimé la première
conjonction de coordination, on a pris garde de conserver les
suivantes pour conserver l’effet qu’elles produisaient dans le
passage. En effet, si l’on s’attarde sur le contexte, on
s’aperçoit que le narrateur se sent perdu, comme engourdi et
confus. La copule « and » fait montre de cette confusion
intérieure du personnage qui prend conscience de ce qui l’entoure
sur un mode accumulatif. On a donc choisi de conserver les copules
« et » dans notre traduction parce qu’au de là des
règles d’écriture, dans ce cas précis, elles servaient le sens
du texte en illustrant cet effet de confusion et d’accumulation
ressenti par le narrateur.
À ce premier problème de répétition
vient parfois s’adjoindre celui des règles de politesse
typiquement française. On peut, ainsi, relever au
premier paragraphe :
But circumstances have combined to
keep me and my dear wife and family in
a remote corner of this busy England
Que l’on a choisi de traduire par :
Mais les circonstances se sont alliées pour me tenir
ma tendre épouse, ma famille et moi-même dans un coin reculé
de cette Angleterre grouillante d’activités
Comme on vient de l’expliquer, le
français supporte mal la répétition ; il est donc mal aisé
de conserver ce dédoublement de la copule anglaise en français. De
plus, à cette première constatation s’ajoute le fait qu’en
français les règles de politesse place le pronom personnel accentué
« moi » à la fin de l’énumération. Cela étant dit,
pour ne pas trop offenser le texte source, on a employé le pronom
personnel « me » pour rendre compte de cette place
primaire en anglais.
Cet exemple illustre aussi l’une des
grandes différences qui existe entre les deux langues : la
capacité de l’anglais à dire beaucoup en peu de mot. En effet,
lorsque l’anglais se contente d’un syntagme nominal composé d’un
substantif et d’un adjectif, « busy England » ; le
français se compose d’un syntagme complexifié d’un complément
du nom, « Angleterre grouillante d’activités ». On
remarque, ici, que pour rendre le syntagme apparemment simple de
l’anglais, on a besoin de l’étoffer en français.
Cette capacité de l’anglaise est
surtout perceptible lorsque l’on est forcé de traduire les
particules anglaises telles que « in » ou « off ».
Songeons, par exemple, au septième paragraphe :
Till we were summoned in
and reprimanded for our imprudence!
Que l’on a décidé de traduire par :
Avant d’être rappelés à l’intérieur et
réprimandés pour notre imprudence !
Cet exemple illustre à la fois le
caractère bref et concis de l’anglais et sa capacité à dire
beaucoup en peu de mots. On ne peut atteindre ce degré de concision
en français ; on doit nécessairement étoffer la particule par
une préposition et un substantif. Ainsi, du fait de cette différence
des langues, il est impossible de fournir un calque qui serait d’une
fidélité absolue, ce qui provoque la nécessité de faire un choix
entre forme et fond. On ne peut, effectivement, pas garder la
concision de l’anglais sans risquer de perdre le florilège de sens
qu’implique l’emploi de certains mots. Toutefois, si cette
capacité de l’anglais se retrouve à de nombreux endroits, elle
apparaît davantage contrariante à certains endroits sur le plan de
la traduction. En effet, avec un nombre de terme réduit, l’anglais
dit et suggère plus. On peut, par exemple,
relever au troisième paragraphe :
Nor do I
now look wildly for supper towards the
clock of these entertainments
Que l’on a pris le parti de traduire
par :
Je ne jette également plus à présent de
regards éperdus à la recherche d’une collation à l’heure
habituelle où on doit trouver ces divertissements
Comme s’il manquait des engrenages
pour que la machine fonctionne ; le français ne peut traduire
littéralement. Il est, à nouveau, forcé d’étoffer la
phrase anglaise. Le verbe « to look », qui signifie
« regarder », allié la particule « for »
prend le sens du verbe français « chercher ». Cependant,
tout en revoyant à notre verbe français, il offre également
l’image d’un regard qui cherche quelque chose. L’adverbe
« wildly » est, dans ce cas, mis au sens figuré et
signifie « frénétiquement ». Il s’applique à la
manière dont le regard cherche la « collation ». Le
français n’arrive pas à suivre l’instantanéité de la langue
anglaise tout en conservant la polysémie qu’offrent les termes
anglais. On est donc obligé lorsque l’on traduit cet ensemble
d’étoffer quelque peu l’organisation par le syntagme verbal
beaucoup plus dense qu’est « jeter des regards éperdus à la
recherche de ». Tout d’abord, le groupe verbal « jeter
des regards » rend compte de l’image du regard présent dans
le verbe « to look ». L’adjectif « éperdu »,
ensuite, doit être pris au sens de vivacité extrême mais il rend
également l’idée de violence qui est suggéré de façon primaire
dans l’adjectif « wild », signifiant « sauvage »,
dont est dérivé l’adverbe. On opère également ici une
transposition grammaticale de l’adverbe en adjectif. Enfin, le sens
de l’ensemble verbal « to look for » est pris en charge
par le syntagme prépositionnel « à la recherche de ».
On a, ainsi, tenté de rendre justice à chacun des sens que
suggérait l’anglais.
Il est, de plus, intéressant de
distinguer une variable particulière de l’anglais. Mis en face de
la langue française, l’anglais est plus direct et demande
également moins de développement. Songeons, par
exemple, au deuxième paragraphe :
And playing a rubber at whist in the
evening; or at Christmas time. Around
game at vingt-un or speculation for the children.
Que l’on a dû traduire par :
Et à faire une partie de whist durant la soirée, ou
bien durant la Noël. Les enfants étaient autour d’un jeu tel
que le vingt-un ou la spéculation.
On peut noter clairement que, dans la
seconde partie de cet exemple, traduire mot à mot donnerai une
phrase abrupte et maladroite en français telle que « Autour
d’un jeu comme le vingt-un ou la spéculation pour les enfants ».
Le passage au français nécessite donc un chassé croisé et l’ajout
d’un verbe. « Les enfants », auparavant complément,
sont devenus le sujet du verbe être afin de couler à la lecture de
la traduction française.
Au terme de cette partie, on peut
affirmer que les incompatibilités et les différences entre la
langue anglaise et la langue française posent des contraintes de
traduction qui ne sont pas négligeables. Elles nous forcent, en
effet, à faire des choix et des compromis voir à compenser les
pertes lorsque cela est nécessaire. Néanmoins, on peut remarquer
qu’il est finalement impossible de tendre vers un calque de la
forme sans endommager le fond.
Problèmes de traduction relatifs au style
Si les différences entre les langues
en posent d’importants, les problèmes de traduction les plus
délicats restent néanmoins ceux qui se rapportent à l’usage dont
Mrs. Gaskell fait du langage, c'est-à-dire son style. L’une des
problématiques traditionnelles du traducteur se pose à nous ;
faut-il privilégier le fond ou la forme ? Le style est ce qui
fonde l’identité littéraire de la nouvelle, ce qui appelle
l’auteure Elizabeth Gaskell. Cependant, on a constaté précédemment
que les langues n’étaient pas strictement équivalentes, que leurs
incompatibilités nécessitaient d’entreprendre la « négociation »
proposée par Umberto Eco. Le style est comme un niveau de complexité
supplémentaire vient s’ajouter aux problèmes relatifs à la
langue. Dans la mesure du possible, on tentera de ne pas s’éloigner
du noyau de fidélité ; tout en gardant à l’esprit que pour
obtenir quelque chose, il faut forcément renoncer
à quelque chose.
L’expression d’un discours oral
Un des enjeux importants du texte
original est la cohésion entre l’effet d’oralité et l’écrit.
Le narrateur s’exprime d’une telle façon qu’il donne cette
expression de s’adresser directement au lecteur. Si son discours
est construit et empli de phrases expressives telles que des
exclamations ou des questions rhétoriques, la nouvelle est tout de
même le lieu d’une imitation de la parole. Concernant notre
traduction, cela pose des problèmes au niveau de la longueur des
phrases et de leur complexité qui se perdent dans le flot des
paroles, mais aussi au niveau de la ponctuation et du rendu de
l’oralité. Pour donner un exemple de la longueur
de certaines phrases, on peut relever au huitième paragraphe :
The pretty ignorance, the fascinating
helplessness, the charming unconsciousness that enslaved us bachelors
of long ago - where are they all gone
to? Where
is the graceful weakness that appealed so eloquently to our awkward
strength; where
the delicious unreasonableness that so subtly flattered our logical
profundity; where
the enthusiastic romance that seemed expressly to temper and balance
the matter-of-fact worldliness inevitable more or less to the nature
of the masculine animal which has to work for its living? Where,
I ask, in eager anxiety, for the sake of my six boys?
Que l’on a choisi de traduire par :
La délicieuse ingénuité, la fascinante dépendance,
la charmante inconscience qui nous asservissaient, nous, les
célibataires d’autrefois ; que sont-elles devenues ? Où
est cette gracieuse faiblesse qui en appelait avec tant d’éloquence
à notre force maladroite ? Où est la délicieuse
absence de raison qui flattait avec tant de subtilité notre
profondeur logique ? Où est le romantisme enthousiaste
qui semblait expressément tempérer et contrebalancer le pragmatisme
matérialiste plus ou moins inévitable chez l’animal masculin qui
doit travailler pour subvenir à ses besoins ? Où, je vous le
demande, avec ardeur et anxiété, pour l’amour de mes six garçons
?
Il apparaît en anglais que
l’accumulation des interrogations impose une phrase longue de
presque quatre lignes liées les unes aux autres seulement par un
point-virgule. On a tenté de raccourcir les phrases qui devenaient
maladroites en français tout en tentant de conserver le rythme donné
par les pronoms interrogatifs. Pour cela, puisqu’il s’agit d’un
texte qui joue sur l’oralité, on a préféré marquer la
ponctuation par des points d’interrogation en lieu et place du
point-virgule anglais. On conserve ainsi le rythme et l’accumulation
tout en insistant sur l’aspect rhétorique en français grâce à
la ponctuation. Du fait de cette insistance nouvelle qu’apportent
les interrogations marquées en française, on s’est permis de
diverger sur la traduction du premier « where are they all gone
to? » en le traduisant par « que sont-elles devenues ? ».
On peut, également, prendre l’exemple
de cette phrase complexe qui occupe une longue part du troisième
paragraphe :
And no doubt it is simply natural
that now we have temporarily emerged
from our seclusion; now that
we are in this great metropolis staying on a visit, and going about
as country visitors usually do, doubtless,
it is only to be expected that we
should be very much astonished at many things we see - that
we find nothing as it used to be, and are perpetually involved in
bewilderments and perplexities.
Que l’on a tenté de rendre par :
Et sans doute, est-il naturel que maintenant que
nous avons temporairement émergé de notre solitude, maintenant
que nous sommes en visite dans cette grande métropole et que
nous allons ici et là comme le font généralement les visiteurs
venant de la campagne, oui sans doute peut-on s’attendre à ce
que nous soyons extrêmement étonnés par nombres de choses que
nous voyons ; à ce que nous ne trouvions rien tel que
nous l’avions connu et que nous fussions perpétuellement saisis
d’ahurissement et de perplexité.
Un déséquilibre peut, de toute
évidence, être constaté dans la structure de cette longue phrase
en anglais comme dans notre traduction française car les deux
premières propositions attendent la conclusion aux observations
qu’elles font. Cette conclusion est rejetée à la toute fin de
cette longue phrase, ne venant qu’après l’ajout de deux autres
propositions. Pour l’avoir proposé à des lecteurs, le passage
pose problème à la lecture cependant au lieu de tenter de corriger
le déséquilibre, on a préféré le laisser en l’état. En effet,
cette accumulation a pour but de mimer l’oralité qui ne respecte
pas strictement la structure des phrases. Elle rend également compte
de l’état d’esprit de notre narrateur qui, ahuri et perplexe, se
perd dans ces observations.
Toutefois, pour ne pas relever toutes
les phrases concernées, on se permet ici de dire que l’on a
parfois fait le choix de scinder en deux une phrase afin d’assouplir
la lecture. En effet, après une traduction fidèle, on s’est
aperçu au test de lecture par différents personnes que la longueur
des phrases, qui passait pourtant en langue anglaise, heurtait et
perdait l’attention du lecteur français. Lorsque cela n’avait
pas d’incidence sur le contexte, on a fait le choix de scinder les
phrases lorsque cela était vraiment nécessaire. Nous ne voulions,
en effet, pas modifier au tord le style de Mrs. Gaskell. Là encore,
une négociation a dû être faite entre le respect de l’auteur et
le respect du lecteur car notre traduction avait pour but d’être
lue et non pas de n’être qu’un simple exercice pratique. Dans
certains cas, pour lever la difficulté due à la longueur et à la
complexité de l’enchâssement de proposition, on a été forcé de
modifier quelque peu l’ordre. Songeons, ainsi,
au deuxième paragraphe :
People don't know the true worth
of a pack of cards who have never lived
in the country, five miles from a post town, and in the midst of a
small social circle, wherein the desideratum is to obtain the
greatest amount of amusement at the smallest intellectual expense.
Que l’on a finalement traduit par :
Qui n’a jamais vécu à la campagne à cinq
miles du bureau de poste, et qui n’ont jamais été au milieu d’un
petit cercle social dans lequel le desideratum est d’obtenir la
plus grande part d’amusement avec la plus petite dépense
intellectuelle, ne peut comprendre la véritable valeur d’un
paquet de cartes.
Un renversement de la phrase était,
ici, nécessaire en français pour qu’elle ait du sens et qu’elle
puisse couler à la lecture. On a transformé le substantif
« people », sujet de la proposition principale, par le
pronom relatif « qui » suivi des propositions relatives.
On a, ainsi, rejeté la principale en fin de phrase en français pour
opérer un chassé-croisé.
En ce qui concerne à présent le rendu
de l’expressivité de l’oral, des modifications ont parfois été
nécessaires vis-à-vis de la littéralité afin de rendre l’oralité
en français. On peut, en effet, relever au septième paragraphe :
There's enthusiasm and sentiment for you!
Que l’on a rendu par :
Voilà de l’enthousiasme et du sentiment à
votre égard !
Au lieu de traduire littéralement par
« il y a », on a considéré que l’adverbe « voilà »
rendait bien compte de cette idée d’attirer l’attention du
lecteur que l’on ressent dans le contexte. Il y a, en effet,
quelque chose de démonstratif dans cette exclamation que la
traduction littérale n’arrivait pas à traduire entièrement. Une
différence d’expressivité s’est posée, cependant, durant la
traduction de terme dans la courte partie de dialogue de la nouvelle.
On peut, pour illustrer notre idée, prendre
l’exemple de :
'Now,
what did you suppose we were discussing?' a third asks me, laughingly
Que l’on a traduit par :
− Eh bien, de quoi pensiez-vous que nous
étions en train de parler ? me demanda une troisième en riant
L’adverbe anglais « now »
a pour fonction, ici, d’insister sur la question qui va être
posée ; cela aurait donc été une erreur de le traduire par
« maintenant ». Cela étant dit, il nous a fallu chercher
une équivalence idiomatique en français. L’interjection « eh
bien » est, selon Le Petit Larousse Illustré, également
utilisé pour accompagner une interrogation en français d’où
notre choix. Notons, à présent, que les règles de ponctuation du
dialogue diffèrent entre les deux langues et qu’une adaptation se
devait d’être faite lors du passage de la langue anglaise à la
langue française.
Ce besoin d’équivalence se retrouve,
également, à d’autres passages et sous d’autres formes ;
notamment dans la traduction de l’interjection anglais « ah »
que l’on trouve, par exemple, au dix-septième paragraphe :
I marvelled if they would grow up
into women, simply (ah,
could they do better?) or if they would graft on to that fair
heaven's work alien growths resulting in something strange and
nondescript, like many of those I saw about me then.
Que l’on a rendu par :
Je me demandai si elles deviendraient un jour des
femmes, tout simplement (mon Dieu, pouvaient-elles faire
mieux ?) ou bien si elles grefferaient sur ce beau travail du
Ciel d’étranges boutures qui produiraient quelque chose de bizarre
et d’insipide, comme beaucoup de celles que je voyais à présent
autour de moi.
Il est vrai que
l’écart que propose notre traduction française vis-à-vis du
texte source peut paraitre incorrect. Néanmoins, il nous est apparu
que dans le contexte l’insertion de ce groupe nominal pour rendre
l’interjection pouvait trouver son sens. En effet, puisque l’on
trouve une mention au paradis, « heaven » que l’on a
traduit par « Ciel », introduire ici « Dieu » ne
nous a pas paru être hors de propos. Le substantif s’inscrivait,
en effet, dans le contexte sans trop de gêne.
Pour en terminer
avec ce point, il nous faut également aborder un passage qui nous a
posé d’importantes difficultés. Ce début de paragraphe
regroupait, de fait, les problèmes liés à l’oralité aussi bien
qu’à la complexité des phrases. Relevons,
en effet, au dix-neuvième paragraphe :
'Doubtless I shall be deemed
illiberal in these lamentations. Doubtless the cry of my heart, Oh,
for a little ignorance among women! oh,
that their minds were not so expanded and their intelligence so
developed!' sounds narrow, selfish, and shallow.
Que l’on a finalement traduit par :
Sans doute les lamentations que voilà seront-elles
jugées intolérantes. Ah, sans doute le cri que je lance
du fond du cœur, pour que les femmes gardent un peu
d’ignorance, que leur esprit soit un peu moins évolué et
leur intelligence un peu moins vive, sans doute, dis-je, cet
appel paraîtra-t-il étroit, égoïste, et superficiel.
De nombreuses
modifications ont dû être faites pour rendre correcte et lisible ce
passage en langue française. De nombreuses pertes sont également à
dénombrer. En effet, une perte d’expressivité et d’oralité
était nécessaire car le français ne permettait pas la même
malléabilité que la langue anglaise. On peut donc constater la
perte de la ponctuation et la répétition de l’interjection
« oh ». Le français nécessitait d’être étoffé par
la présence une proposition et un verbe conjugué « que je
lance » qui ne nous permettait plus d’insérer les
interjections avec autant d’aisance que l’anglais. On a,
cependant, tenté de palier cette déficience en proposant
l’interjection « ah » en début de phrase pour rendre
l’expressivité, et en répétant, à la fin, « sans doute,
dis-je » pour rendre compte de l’oralité perdue avec la
ponctuation.
Le sens ou les images ?
La couleur d’un style se perçoit
également à travers les images qu’un auteur fait véhiculer par
le langage. Toute la difficulté se pose quant à la capacité
d’accueil de la langue cible. On a choisi d’exposer ici trois
exemples représentatifs de la tension entre le sens et l’image.
Prenons, tout d’abord, l’exemple du dixième
paragraphe :
And occupying whole long mornings in
crossing and re-crossing divers pages
of fair paper with those long-tailed
straggling characters of theirs.
Que l’on fait le choix de traduire
par :
Et occupant de longues matinées entières à couvrir
de long et en large diverses pages de papier blanc de leurs
caractères allongés et épars.
On a ici, à notre disposition, deux
syntagmes qui tentent de diffuser une image. Dans le cas de « in
crossing and re-crossing », Mrs. Gaskell rend par les mots ce
que l’on trouve dans certaines correspondances. En effet, sur un
même papier, l’épistolier écrit à l’horizontale puis à la
verticale, formant ainsi le motif de croix là où les lettres se
rencontrent. Pour en revenir cependant à la terminologie, le verbe « to
cross » signifie « traverser », « croiser ».
Le substantif « cross » renvoie lui-même à la croix. La
structure, qui allie la conjonction de coordination « and »
et le préfixe « re », provoque un effet d’insistance
comme si l’action était répétée jusqu’à ce que la page soit
totalement pleine. Le problème qui se pose en français est que nous
n’avons pas d’équivalent à cette réalité épistolaire.
Traduire par « croiser et re-croiser diverses pages »
n’aurait aucun sens pour un lecteur français puisqu’elle ne
renverrait à aucune réalité visuelle comme c’est le cas en
anglais. Il apparaissait donc nécessaire d’en proposer une
équivalence indirecte. On a fait le choix de l’expression « de
long en large » parce qu’elle appelait le mouvement et le
visuel auquel se référait Mrs. Gaskell. De plus, l’expression
renvoyait aussi à une idée de totalité que véhiculait
l’insistance de la structure. Ce choix peut aussi s’expliquer par
le fait que cela se réfère indirectement à l’expression plus
complète « en long en large et en travers » qui se veut
mettre en valeur une certaine minutie, précision dans l’action
entreprise. Dans le contexte de ce passage, Mrs. Gaskell met un point
d’honneur à souligner l’attention portée par les femmes à
l’activité puisqu’il est dit qu’elles se retiraient dans leur
chambre et passaient des matinées entières à cette occupation. On
a, néanmoins, dû étoffer l’expression anglaise par l’ajout du
verbe « couvrir » à l’infinitif. Là encore, on
s’aperçoit de la capacité de l’anglais à dire beaucoup avec un
nombre de mot réduit.
Dans le cas de « those
long-tailed straggling characters of theirs », on peut noter
que l’image de la queue transmise par l’adjectif anglais
« tailed » se perd avec le passage d’une langue à
l’autre. En effet, un choix entre sens et image s’est imposé à
nous. On a préféré privilégier le sens et l’aspect court de la
formule en reliant les deux adjectifs par la conjonction de
coordination « et », plutôt que de rendre l’image.
Dans ce choix est rentré en jeu le fait que nous ne voulions pas
être forcés d’étoffer en français pour rendre une image qui
n’existait que pour décrire la forme de la calligraphie que
pouvait très bien rendre les adjectifs français. De plus, les
longueurs d’une comparaison que nous aurait soumise la langue
française paraissait empiéter sur le caractère bref de l’anglais.
L’image de la queue nous apparaissait davantage secondaire dans la
mesure où la coordination des deux adjectifs rendait déjà compte
de cette description de la calligraphie.
À ce même dixième paragraphe, on
peut également constater que la description visuelle suggérer par
« crossing and re-crossing » se prolonge en se référant
à la même réalité :
Innocuous platitudes in these
latticed-worked epistles
Que l’on a choisi de traduire par :
Les banalités inoffensives dans les croisillons de
ces missives
L’expression « lattice-work »
désigne en anglais les treillages ou bien les croisillons d’une
fenêtre. Il s’agit là d’une nouvelle image pour rendre compte
visuellement du motif de croix qui se dessine sur les lettres. On a
donc voulu conserver cette mention de « croisillons » qui
illustrait davantage le motif de la croix que notre choix de traduire
« in crossing and re-crossing » par « de long en
large ». Cependant, comme il est question d’une réalité
anglaise, on a eu peur que le terme de « croisillon » ne
soit pas compris. Ainsi, on a pris le parti d’ajouter en bas de
page une note explicative dans laquelle un renvoi à l'exemple concret qui suit :
Heureusement, certaines images trouvent
des équivalences nous permettant ainsi de rendre davantage justice à
Mrs. Gaskell. Songeons, par exemple, au
dix-septième paragraphe :
Will politicians, like that one in
pink silk there, who I am told, understands the state of foreign
affairs as well as any man living, continue to boast the
fresh, shell-like complexion, the
lustrous eyes, the winning dimples on the cheek, that I see now?
Que l’on a choisi de traduire par :
Est-ce que les politiciens, comme cette jeune fille en
soie rose ici, dont on me dit qu’elle comprend l’état des
affaires étrangères aussi bien qu’un homme, continueront à
pouvoir se vanter d’avoir le teint frais et nacré, le
regard brillant et les fossettes triomphantes que je vois à présent
?
Si le substantif « shell »,
qui signifie « coquille », subit une transposition
grammaticale avec l’emploi de l’adjectif « nacré »
dans notre traduction, il garde néanmoins les mêmes propriétés et
le même pouvoir évocateur. En effet, l’adjectif français
provient du substantif « nacre » qui est la substance
dure et blanche qui tapisse la face interne des coquillages. Malgré
un léger décalage, on constate que l’adjectif français rend
assez bien compte de la comparaison anglaise que supposait la
préposition « like ». Cette transposition a aussi pour
but de conserver le caractère bref et succinct de la langue
anglaise. À partir de là, il nous était possible en français de
remplacer la virgule anglaise, qui liait l’adjectif « fresh »
et le substantif « shell », par la conjonction de
coordination « et » puisqu’il était désormais
question de coordonner deux termes d’une même catégorie
grammaticale.
Des effets de structure
L’exemple de « in crossing and
re-crossing », au dixième paragraphe, a souligné l’importance
des effets de structure dans la nouvelle. On retrouve, en effet, un
travail sur celles-ci qui est révélateur du style de Mrs. Gaskell
mais qui peut, aussi, parfois être problématique à rendre en
français.Pour l’avoir évoquer précédemment,
il est possible de distinguer, tout d’abord, l’emploi récurrent
d’une structure se basant sur la coordination deux éléments par
l’usage de la copule « and ». Cette structure met en
parallèle deux termes, souvent de deux adjectifs, qui sont très
proches voir presque des synonymes l’un de l’autre. Songeons,
pour illustrer cette idée, au septième paragraphe :
Then how shy and timid she was!
Que l’on a fait le choix de traduire
par :
À quel point alors elle était timide et réservée
!
On peut très clairement noter la
similitude des deux adjectifs en anglais. Notre travail de traduction
a donc consisté à trouver deux adjectifs aussi proches en français
afin de conserver l’effet d’insistance que suggérait la
structure employée par Mrs. Gaskell. Notre choix a, cependant, été
différent pour l’exemple suivant, au dix-septième paragraphe :
Yes, though in the midst of a
brilliant crowd, and with the hum and
buzz of conversation, and music, and
laughter thrilling around me, I confess I felt a strange sense of
loneliness creep over me
Que l’on a choisi de traduire par :
Oui, bien qu’en brillante compagnie, dans la rumeur
des conversations en cours, et la musique, et les rires animés tout
autour de moi, j’avoue avoir ressenti un étrange sentiment de
solitude s’insinuer en moi.
Les deux substantifs
renvoient à des sons tels que le bourdonnement ou bien le
fredonnement. Ils sont ici employés pour qualifier les bruits qui
entourent le narrateur et qui proviennent de la foule au milieu de
laquelle il se trouve. Pour une fois, le français détient un terme
capable de rendre ce que l’anglais essaye de signifier par ce
double emploi. En effet, le substantif français « rumeur »
renvoie à un ensemble
confus de bruits, de sons, de voix provenant d'un lieu où de
nombreuses personnes sont rassemblées. Le terme adhère à merveille
au contexte du passage. D’autre part, au sens littéraire, le
substantif rend également compte du caractère indistinct que le
bourdonnement suggérait.
Un
autre type de figure de style demandant un effort de traduction peut
être, ensuite, mis en exergue. Il est, en effet, possible de
distinguer un parallélisme qui se dessine par l’usage de
structures en miroir opposant deux ensembles. La difficulté qui
s’est imposé à nous tournait autour du fait de rendre la
structure de telle sorte qu’elle reste correcte et compréhensible.
Il fallait également qu’elle n’oppose pas de problème à la
lecture. Pour illustrer cette difficulté, on a sélectionné deux
exemples révélateurs. On
peut, tout d’abord, relever au quatrième paragraphe :
There - the scarcity always was of
people to partake, and not of
things to be partaken.
Que l’on a traduit par :
Là, il y avait toujours trop peu de convives pour
les mets, et trop de mets pour les convives.
Ce premier exemple illustre le fait
qu’une fidélité littérale aurait semblé imprécise et
maladroite en français. L’anglais peut se permettre d’être
vague en employant des termes tels que « things », là où
le français nécessite d’être plus explicite. On a donc cherché
une structure équivalente dans le rythme et le parallélisme, ce qui
nous a menés à m’être de côté le jeu sur la voie active et
passive du verbe « to partake », qui signifie
« participer », « prendre part », en le
remplaçant par un jeu entre les adverbes « peu » et
« trop ». Ces adverbes ont aussi eu pour vocation de
rendre le sens perdu du substantif « scarcity » qui
signifie « rareté », « pénurie ». Le choix
du substantif « mets » s’inscrit dans la lignée de ce
que l’on a pu dire précédemment lors du traitement de l’évolution
de la langue. En comparaison au substantif « chose », le
terme de « met » compense la perte du registre ancien et
soutenu que l’on ne pouvait pas rendre pour les conjonctions
anglaises. On peut, ensuite, songer à prendre
notre second exemple au dix-septième paragraphe :
With the chivalric deference that
conscious strength
always feels to conscious helplessness?
Que l’on a choisi de traduire par :
Avec la déférence chevaleresque que l’être
conscient de sa puissance ressent toujours envers l’être
conscient de sa faiblesse ?
La traduction du parallélisme de cet
exemple apparaît moins altérable que celui de l’exemple précédent.
Cependant, on peut à nouveau prendre note du fait que le français
nécessite d’être étoffé pour rendre l’expression anglaise. En
effet, lorsque l’anglais se contente d’un adjectif et d’un
substantif, le français nécessite tout un groupe nominal se
composant d’un premier substantif, « être », suivit
d’un adjectif, « conscient », et pour finir d’un
complément du nom. Malgré cet ajout, on a tenté de préserver le
parallélisme en mettant en miroir les deux mêmes structures
n’altérant que le substantif présent dans le complément du nom.
Ainsi, dans la mesure du possible, on a
tenté de conservé les structures et les figures stylistiques
employées par Mrs. Gaskell. Cependant, la pratique de la traduction
nous montre qu’il n’est pas toujours aisé de les rendre à la
lettre. Puisque les modifications et les changements sont
inévitables, on a fait en sorte de toujours traduire l’esprit au
défaut de pouvoir rendre la lettre.
Des jeux avec les mots
Notre nouvelle est chargée de jeux sur
les mots et leurs sens. Certains sont riches d’une signification
qui fortifie les grands thèmes de la nouvelle ; d’autres
apportent une polysémie intéressante au niveau du contexte
particulier.
On peut, avant tout, relever le jeu
onomastique présent dans « Slowington » que l’on peut décomposer
en deux termes : « slowing » et « ton ».
Après vérification, on a pu constater que le nom de «
Slowington » ne renvoyait à aucune ville véritable. En effet,
littéralement, le terme de « slowing » signifie
« ralentissement », « lenteur ». Ce
substantif est formé grâce à la désinence –ING et provient de
l’adjectif anglais « slow » qui signifie « lent ».
Notons, qu’il existe également un verbe à particule « to
slow down » qui veut dire à son tour « ralentir ».
Le suffixe « ton » est un raccourci du substantif « town » dont
la lettre « w » est tombée avec l’usage. Le substantif
signifie « ville » mais peut aussi être employé pour se
référer à un « village ». Ce dernier sens serait, cela
étant dit, davantage cohérent avec le contexte de notre nouvelle
puisqu’il est question de « country visitors » que l’on
a fait le choix de traduire par « les visiteurs venant de la
campagne ». L’ensemble nous présente donc l’image d’un
village qui vivrait au ralenti, hors du déroulement ordinaire du
temps. Ce jeu onomastique s’inscrit dans la continuation du mode de
pensé de notre narrateur.
Malgré la richesse de ce jeu
onomastique, contenu de notre projet de traduction, il n’apparaissait
pas cohérent de traduire le nom du village de notre narrateur. Cela
serait revenu à annexer la simulation du réel que propose Mrs.
Gaskell avec le nom de « Slowington ». Ce nom participe,
en effet, à rappeler la couleur étrangère de notre nouvelle.
Néanmoins, le sens qu’apporte l’onomastique méritait d’être
porté à la connaissance du lecteur. Pour ce faire, on a fait le
choix d’insérer une note de bas de page pour rendre compte de ce
jeu sur le sens.
Un autre syntagme rendant compte de ce
que le jeu sur le sens des mots apporte aux thèmes mérite d’être
mis en exergue. Songeons, en effet, au onzième
paragraphe :
To be regarded with awe
by all men
Que l’on a choisi de traduire par :
Considérés avec un respect mêlé de crainte
par tous les hommes
Le substantif « awe » peut
faire référence à un respect mêlé d’admiration ou de crainte.
Ce terme est une façon pour Mrs. Gaskell de jouer d’ironie en
mettant en un mot l’ambiguïté des points de vue masculin et
féminin. En effet, le narrateur met exergue que les hommes doivent
percevoir les femmes avec une certaine crainte, d’où le titre de
la nouvelle, alors que les femmes cherchent à être perçues avec
respect et admiration. Le problème de traduction qui se pose est
que, dans le contexte, c’est un respect de crainte qui est mis en
valeur par notre narrateur qui est lui-même un homme. On a donc
choisi de traduire avant tout ce premier sentiment en songeant que
l’étoffement nécessaire en français pour rendre le substantif
« awe » accorderait l’aspect positif recherché par les
femmes à travers le substantif français « respect ». En
effet, le respect peut renvoyer à un sentiment de vénération qui
se rapproche assez bien du sentiment d’admiration suggéré par le
substantif « awe ».
Il nous faut, à présent, traiter la
seconde catégorie de jeu qui se porte sur une polysémie
intéressante au niveau du contexte particulier. On se doit d’avouer
ici une perte conséquente du fait des différences entre les langues
française et anglaise. En effet, la polysémie présente dans les
expressions anglaises doit parfois être sacrifiée au profit du sens
général. On peut ainsi, tout d’abord, songer
au treizième paragraphe :
Their flower - decked heads nodding
and tossing with charming impetuosity,
and their little gloved hands gesticulating with fans, bouquets, and
handkerchiefs.
Que l’on a traduit par :
Leurs têtes coiffées de fleurs s’agitaient en
tous sens avec une charmante impétuosité et leurs petites mains
gantées manipulaient des éventails, des bouquets, et des mouchoirs.
Pour comprendre l’ampleur de la
perte, il nous faut d’abord préciser la signification des verbes
anglais « to nod » et « to toss ». Le verbe
« to nod » renvoie, en effet, à une inclinaison, un
signe ou un hochement de tête voir à un simple dodelinement mais il
peut également être employé pour se référer à une fleur et,
dans ce cas, signifier « se balancer », « danser ».
Le verbe « to toss » signifie « lancer »,
« jeter ». Lorsqu’il s’applique à la tête, il peut
vouloir dire « rejeter en arrière » mais, là encore, il
peut aussi s’appliquer à un arbre et signifier « se
balancer ». Selon si l’on se focalise sur les têtes ou les
fleurs, les verbes peuvent offrir des champs de sens différents.
Étant donné la précision faite par Mrs. Gaskell des fleurs ornant
les têtes des jeunes filles, on peut tout à fait croire ici que
l’emploi de ces verbes a la vocation d’ouvrir un champ poétique
sur ce simple mouvement de tête. On peut le croire d’autant plus
qu’il s’agit là d’une vision qui charme notre narrateur et le
pousse à engager la conversation. Songeons également que plus loin
dans le texte, notre narrateur désigne l’une des jeunes filles par
le substantif « nymphe » qui, rappelons-le, évoque
insensiblement les divinités féminines de l'Antiquité
gréco-romaine, personnifications des divers aspects de la nature et,
le plus souvent, représentées sous les traits de jeunes filles.
Malgré ces éléments, comme nous
l’avions précédemment énoncé, nous nous sommes concentrés sur
le fait de rendre le sens général afin d’éviter d’ajouter des
longueurs par le développement que nécessiterait le français. La
langue cible ne possède, en effet, aucun terme capable de suggérer
cette polysémie. D’autre part, on constate par la suite que ce
symbole de la fleur est employé par le narrateur lorsque,
s’adressant aux jeunes filles, il dit : « And what
breeze is stirring the flowers? ».
Ce sens poétique n’est donc pas totalement perdu. De ce fait, on a
donc mis de côté cet aspect pour rendre le mouvement de tête qui
nous a paru plus important. En effet, la coordination des deux
termes, « nodding and tossing », proposent une sorte de
chao dans le mouvement. Les gestes proposés par les verbes anglais
renforcent cette idée et viennent s’allier à l’agitation
confuse que suggère l’énumération qui termine le passage.
D’autre part, plutôt que de traduire la forme qui possède un
effet de structure, on a préféré traduire le fond, c’est-à-dire
cette agitation confuse perçue par le narrateur lorsqu’il regarde
ces jeunes filles en pleine discussion.
Un dernier exemple significatif peut
être distingué au quatrième paragraphe :
To cram themselves into an apartment
designed to afford comfortable sitting
room and breathing space for about a
third of that number
Que l’on a décidé de traduire par :
À s’entasser dans une pièce destinée à offrir de
place assez confortable pour s’asseoir et souffler à environ
un tiers de ce nombre
Le problème de traduction se situe
dans le fait qu’il est difficile de rendre la figure de style
employé par Mrs. Gaskell à cause des différences qui existent
entre les langues. En effet, une syllepse est utilisée par notre
auteure car l’expression « breathing space » est
employée à la fois au sens propre, une place assez grande pour
respirer, et au sens figuré, un moment de répit. Dans le contexte
où est plongé notre narrateur, on comprend que celui-ci regrette le
peu d’espace dû à la taille des demeures et au trop grand nombre
d’invités mais qu’il aimerait également qu’il y est un
endroit où il puisse avoir un moment de repos, de répit.
On peut voir que notre traduction perd
la syllepse contenue dans l’expression « breathing space ».
On a, en effet, tenter de garder le sens figuré de l’expression en
employant le verbe « souffler ». Celui-ci appelle l’idée
originelle de « breathing » tout en évoquant
l’expression française « reprendre son souffle » qui
peut suggérer cette idée de repos. Si on a fait ce choix, c’est
parce que le sens premier du terme, plus concret, était davantage
présent et évident dans le contexte du passage. En effet, le
narrateur insiste sur le peu d’espace en employant des verbes tels
que « to cram » que l’on a traduit par « entasser ».
D’autre part, au niveau de nos choix de traduction, on a également
pris le parti de réunir dans le terme français de « place »,
les substantifs anglais « room » et « space » afin
de coordonner les verbes « s’asseoir » et « respirer ».
Ainsi, au terme de cette dernière
partie, on observe que si la langue pose un premier niveau de
problèmes à cause des incompatibilités qui la différencie d’une
autre langue, le style vient complexifier le tableau en s’ajoutant
comme un second niveau de difficulté. En effet, étant la
manipulation du langage par l’auteur, le style est ce qui est le
plus malmené par le passage d’une langue à l’autre. On a fait
notre possible pour rendre la forme mais on a tout de même préféré
privilégier l’esprit voir, dans certains cas, le sens premier au
détriment du jeu fait par l’auteure sur le second sens.