dimanche 12 juin 2016

Présentation d'une pièce : Le Hasard de Pontau


Claude-Florimond Boizard de Pontau

    Avant d’entamer la présentation biographique, on peut d’ores et déjà signaler qu’il est possible de trouver le patronyme de notre auteur sous différentes orthographes selon les sources et les documents consultés. Ainsi, Claude-Florimond Boizard de Pontau peut aussi être orthographié « Ponteau » ou « Pontault ». Si nous avons choisi la première graphie, c’est parce que le nom « Pontau » est celui qui figure sur notre manuscrit. Ce patronyme est également largement repris par les critiques.
    Claude-Florimond Boizard de Pontau est, ainsi, né à Rouen « vers la fin du dix-septième siècle »1. Il se fait connaître comme auteur en 1726 au Théâtre-Italien avec le succès d’Arlequin Atys2, « une des seules pièces qu’il écrit seul » 3 nous dit Isabelle Degauque dans sa notice. En effet, les frères Parfaict4 dénombre un total de sept pièces qui auraient été écrites seulement par Pontau. Nous les avons regroupées dans le tableau qui suit pour plus de clarté :


Figure 1 : Tableau regrouptant les pièces écrites par Pontau selon les théâtres où elles ont été jouées.
    Il semble, en effet, que certaines des œuvres de Pontau aient connues un certain engouement de la part du public comme cela semble être le cas d’Arlequin Atys ou encore de L’Heure du Berger5. Pour illustrer cette idée, mettons en parallèle de ce tableau les informations que nous fournit Théodore Lebreton dans son ouvrage qui sont davantage précises :
Les pièces que Boizard de Ponteau fit sans collaborateurs sont : Atys, parodie de l’opéra de ce nom ; L’Estaminette Flamande, ballet-pantomime ; L’Ecole de Mars ou Le Triomphe de Vénus, ballet ; Le Compliment, prologue ; Le Hasard ; L’Œil du maître […] Il fit aussi représenter au Théâtre-Français, avec Parmentier, Le Rival secrétaire. Il donna seul même théâtre et la même année L’Heure du Berger, comédie en un acte et en vers, pièce dont le succès fut de longue durée et dans laquelle Mlle Dangeville, actrice célèbre de cette époque, se fit beaucoup applaudir.6
    Au regard de ces informations, il semble surprenant que la plupart des pièces de Pontau soient tombées dans l’oubli et qu’il n’y en ait que très peu qui atteignent la consécration qu’est l’impression7. D’autre part, ce tableau nous permet de constater que notre auteur écrit davantage pour la Foire et, de fait, il y consacre toute sa carrière en tant qu’ « entrepreneur du théâtre de la Foire, où se jouait alors l’Opéra-Comique »8 de 1728 à 1732 puis de 1734 à mars 17439, pour lequel l’auteur fait beaucoup :
Pontau marque considérablement l’évolution de l’Opéra-Comique qu’il dirige. Il appelle de nouveaux danseurs dont Nivelon et Sallé, de nouveaux décorateurs dont le prestigieux Servandoni ; il recrute le joueur de musette Charpentier ; il fait venir une troupe anglaise, avec La Meyne et Roberti, pour donner des tours d’acrobaties pendant les entractes ; il organise aussi des bals. Sous sa direction, l'Opéra-Comique connaît de grands succès [...] Pontau sait promouvoir de nouveaux auteurs comme Pannard, Boissy, Favart, Gallet, d’Allainval, Laffichard. Mais les dettes s'accumulent à partir de 1738 ; saisi en 1743, il voit le privilège de l'Opéra-Comique passer à Jean Monet [...]10
    De fait, Maurice Barthélémy écrit que « Pontau, en homme d’esprit et en homme de théâtre, a aidé à cette évolution qui ouvrait discrètement la voie à l’Opéra-Comique de la seconde moitié du siècle »11. Pontau a su s’entourer de nombreux auteurs tels que Lesage, d’Orneval, Fuzelier et des auteurs plus jeunes tels que Pannard ou Favart. Il n’a pas non plus « négligé pour satisfaire le public […] On était alors très friands [à l’époque] de divertissements scéniques, de ballets et de pantomimes. Il avait donc engagé les plus célèbres représentant du genre […] »12.
    Notons que l’on trouve la mention faite de Pontau dans une lettre écrite par M. Laffichard13 à Favart durant la seconde période où il est entrepreneur :
Je vous prie de lire cette pièce ; je ne veux la présenter avant que vous m’en ayez dit votre sentiment, vous connaîtrez aisément qu'elle est toute de moi. J’ai laissé plusieurs quatrains sans les timbrer, me reposant sur votre bon goût pour cela ; si par aventure ma pièce n’exigeait pas de grandes corrections, vous me feriez plaisir de la communiquer à notre ami Pontau, sinon vous auriez la bonté de me la remettre mardi à la foire.14
    Cette lettre datant du 9 juillet 1741 met en exergue l’importance de Pontau en tant qu’entrepreneur de l’Opéra-Comique à qui des dramaturges transmettent leurs pièces. Elle fait également montre du rapport de collaboration qui peut exister entre deux auteurs ; un rapport qui est significatif dans le cas de Pontau. En effet, il est également présent à la Foire en tant qu’auteur avec une quarantaine de pièces écrites en collaboration. On peut avoir un aperçu de ce goût pour le travail de groupe en recoupant les informations que nous donnent les frères Parfaict dans leur ouvrage15. On a ainsi pu produire le graphique suivant qui met en exergue le travail de collaboration de Pontau. La figure nous permet de remarquer, dès à présent, la grande complicité entre Pontau et Pannard. Elle met en évidence que si Pontau travaille avec plusieurs auteurs, Pannard est toujours au nombre de ceux-là. En effet, si les frères Parfaict ne notent que cinq pièces16 écrites ensemble, Isabelle Degauque souligne dans sa notice que pendant 32 ans, ils donnent ensemble plus de vingt ouvrages.


Figure 2 : Graphique représentant les différentes collaborations de Pontau selon les frères Parfaict.
    Ce graphique laisse apparaître très clairement que Pontau va parfois jusqu’à travailler avec deux autres auteurs comme Pannard et Favart avec Le Qu’en dira-t-on (FSL, 1741) ou Pannard et Parmentier avec Alzirette17 (FSL, 1736) ; et même avec trois auteurs comme Pannard, Piron et Gallet avec La Ramée et Dondon18 (FSL, 1734). Cet important travail de collaboration peut, sans doute, s’expliquer par sa fonction d’entrepreneur qui lui permet d’être un lien entre les différents auteurs.
    Aussi regrettable que cela puisse être, il n’y a que très peu d’informations sur la fin de vie de Pontau. La date exacte de son décès nous est, par exemple, inconnue. Il est, cependant, possible de resserrer l’étau en se basant sur différentes sources. Dans leur dictionnaire, les frères Parfaict écrivent au sujet de Pontau qu’il est un « auteur encore vivant »19. Leur ouvrage datant de 1756, on peut raisonnablement croire que Pontau vit toujours et qu’il a environ une soixantaine d’années. En jouant sur les différentes graphies du nom de notre auteur, on a pu le retrouver mentionné sous le patronyme « Ponteau » dans un ouvrage faisant état des pensions versées par le trésor royal. Pour plus de clarté, nous avons extrait le passage qui concerne notre auteur dans la figure qui suit :


Figure 3 : Extrait de L’Etat nominatif des pensions20 où Pontau est mentionné.
    Selon ce document, Pontau aurait donc perçu la somme de 1000 livres en guise de retraite en 1775. Pour la recevoir, il devait donc être encore vivant en 1775, ce qui nous laisse à penser que Pontau est au moins atteint l’âge de 75 ans. S’il est possible que le chiffre « 95 » corresponde à l’âge de Pontau, nous ne pouvons pas l’affirmer avec certitude. En effet, le volume 1 de L’Etat nominatif des pensions, où l’on trouve les clés de lecture des abréviations, est partiellement effacé. Cependant, si cela est le cas, on peut en déduire que notre auteur serait née en 1680. Il aurait eu, quoiqu’il en soit, une vie relativement longue. D’autre part, ce document nous instruit que Pontau ne s’est pas contenté de son activité théâtrale pour subvenir à ses besoins. La lettre qui suit le chiffre « 95 » est un « F » et signifie « Finance » selon les données du premier volume21. Si l’on suit ce document, Pontau aurait occupé le poste de « contrôleur des vingtièmes de la Généralité de Soissons ». La généralité de Soissons est une circonscription administrative de Picardie créée en 1595, lorsque le vingtième est « un impôt établi sur les biens-fonds, et qui est la vingtième partie de leur revenu »22. Cet impôt entre en vigueur le 19 mai 1749. La mention faite de « longs services » nous laisse supposer que Pontau a longtemps travaillé en tant qu’agent administratif et ce toujours proche de la capitale.

Le manuscrit

    L’édition de la pièce de Pontau, Le Hasard, est établie à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote f.fr 9338 (f° 165-186).
Représentations et réceptions

    La pièce, Le Hasard, a été représentée sur le théâtre de l’Opéra-comique de la Foire Saint-Germain, le 3 février 1739. Au sujet de sa première représentation, les frères Parfaict écrivent :
Le 3 février, les spectacles de la Foire ouvrirent à leur ordinaire : celui de l’Opéra-Comique donna la première représentation d’une pièce, d’un acte, de la composition du sieur Pontau, ayant pour titre Le Hasard. Elle était précédée d’un prologue du même auteur [...] la Troupe Anglaise [...] exécuta dans les entractes de nouveaux exercices […]23
    Le site CESAR ne fait pas état d’autres représentations, ce qui peut nous porter à croire que la pièce n’a pas emporté d’engouement particulier.

Hypothèses sur les acteurs

    On peut légitimement croire qu’étant entrepreneur de l’Opéra-Comique lorsque sa pièce est représentée, c’est sur son théâtre et donc avec ces acteurs et actrices que la pièce est jouée. On trouvera, en annexe 11, un tableau représentant les membres composant la troupe de Pontau lorsqu’il est entrepreneur de 1734 à 1743. Il nous permet de nous faire une idée, bien que vague, de la possible distribution.

Argument de la pièce

    La pièce s’ouvre sur un tête-à-tête entre le couple que forme le Caprice et la Folie. Le premier informe son épouse que le dieu du Hasard va tenir ces audiences en ce lieu et à cette heure. Les deux époux s’étonnent d’abord du choix de l’Opéra-Comique mais finissent par conclure qu’ « on trouve ici plus tôt qu’ailleurs / De la marchandise hasardée », ils proclament néanmoins leur amour pour l’Opéra-Comique (scène 1). Ayant d’autres affaires « en bon train », la Folie quitte la scène alors que le Hasard arrive. Celui-ci paraît de sombre humeur, il informe le Caprice qu’il sort d’une « assemblée de la faculté de médecine » où il a eu connaissance que « l’objet de [ses] amours », Araminte, est malade et a demandé le recours de tous les grands médecins. Il tient à voler à son secours et charge donc le Caprice de tenir ses audiences à sa place. Celui-ci accepte de bonnes grâces songeant à semer « dans l’univers / Les bienfaits à tort, à travers » (scènes 2 et 3). La première « pratique » à se présenter est la Mode, fille du Caprice et de la Folie. Elle vient « rendre un sincère et tendre hommage » au Caprice, lui expliquant comment elle a mis à bien les leçons qui lui ont été données (scène 4). La Caprice se dit satisfait des actions de sa fille (scène 5) avant de recevoir le Chevalier Lansquenet qui représente le jeu sous toutes ses déclinaisons (scène 6). Il vient demander au Hasard « des nouvelles pratiques pour remplacer celles qui se trouvent hors d’état de reparaître », ce à quoi le Caprice lui conseille de s’attacher « quelques beautés ». Le prochain à se présenter est la Loterie qui vient « promptement saluer [le Hasard] » mais prend, tout de même, le temps de décrire au Caprice ces activités (scène 7). Une fois seul, le Caprice se délecte de l’entretien qui vient d’avoir lieu et applique les principes de la Loterie à la vie même (scène 8). Il s’en suit deux longues scènes qui voient paraître successivement Mademoiselle Bertrand et Suzon, qui sont jumelles, ainsi que Colette puis le Chasseur. Les deux jumelles sont de vieilles coquettes qui se disputent le cœur du Chasseur en vain puisque celui-ci n’a d’yeux que pour Colette, fille de Mademoiselle Bertrand. Le Caprice tranche en faveur des deux jeunes amants lorsque le Chasseur lui confesse sa préférence (scène 9 et 10). Le Hasard revient enfin, emmenant avec lui un jeune homme (scène 11). Celui-ci se dit fils du Hasard et lui demande de lui choisir une femme. Le Hasard lui suggère la première venue et ne répond de rien. La pièce se termine sur un divertissement avec des matelots et des bohémiens.

Commentaire

Un jeu avec les attentes

    Si l’on a déjà vu ce qu’était une pièce à tiroirs dans la notice du Départ de l’Opéra-Comique, on peut ici ajouter que, contrairement à la pièce de Pannard et Fuzelier, Le Hasard nous présente bien les « audiences d’une divinité ou d’une fée (ou de l’un de ses substituts) chargée d’entendre les souhaits ou les plaintes des mortels […] »24. En effet, le personnage éponyme de la pièce se présente bien comme une divinité lorsqu’il dit au Caprice que « les mortels savent [qu’il est] un dieu sans façon » à la scène 2. La pièce de Pontau est, néanmoins, intéressante parce que ces divinités sont des allégories de grandes notions : le Hasard, le Caprice, la Folie puis la Mode, le Chevalier Lansquenet représentant du jeu et la Loterie. Ces allégories se définissent comme des puissances supérieures qui guident et influencent les gens dans leurs actions et leurs prises de décisions. Ce ne sont donc pas à proprement parler des « divinités » mais Pontau s’amuse de l’emprise que peuvent avoir ces grandes notions sur les hommes et les intronise. D’autre part, telle que l’énonçait Dominique Quéro, le Hasard délègue également à un autre sa prérogative à tenir audience. Lorsqu’il paraît enfin, à la scène 2, le Hasard demande au Caprice : « Reçois mes sujets / Remplis leur projet, / Rends-les satisfaits. / Je te laisse un plein pouvoir, / Caprice, fais ton devoir ». Cette idée de « devoir » revient sous une autre forme, à la scène 6, lorsque le Caprice se présente comme le « secrétaire / agent, commis et factotum » du Hasard.
    Notre pièce suit également bien le schéma de Dominique Quéro lorsqu’il traite d’ « entendre les souhaits ou les plaintes des mortels ». En effet, différents personnages se succèdent pour se présenter devant le Caprice, bien qu’il ne s’agisse pas systématiquement d’un « mortel ». Certains viennent rendre hommages au Hasard tel que la Mode à la scène 4, ou simplement le saluer comme la Loterie à la scène 7. D’autres lui adressent des demandes comme la scène 6 où le Chevalier Lansquenet dit : « Je venais prier le Hasard de m’adresser de temps en temps des nouvelles pratiques pour remplacer celles qui se trouvent hors d’état de reparaître ». On peut également songer aux scènes 9 et 10 où Mademoiselle Bertrand et Suzon, deux vieilles coquettes, demandent au Caprice de trancher qui des deux à la primauté sur le cœur d’un jeune homme.
    Mais, lorsque les allégories rendent la pièce originale, nous sommes également confrontés à des personnages et des scènes types des théâtres de la Foire. La scène des vieilles coquettes en est un parfait exemple. On trouve, en effet, des vieilles femmes qui tentent de séduire le jeune homme, nommé par le titre de « Chasseur », dont la fille de l’une d’entre-elles, Colette, est amoureuse. Si tout se finit effectivement par l’union des jeunes gens par le Caprice, le motif de la scène n’en demeure pas moins connu, vu et revu, du répertoire forain. Quelques éléments distinguent, néanmoins, la scène de Pontau. Il n’est, en effet, pas question d’une vielle coquette et de sa fille, mais de deux vieilles coquettes et des jumelles qui plus est. Le dédoublement qu’engendre la gémellité renforce le comique de situation d’une telle scène type car la jeune fille n’a pas à faire face à une mais deux opposantes qui se chamaillent. La querelle qui anime les deux sœurs n’est pas sans rappeler ce qu’écrivait Nathalie Rizzoni que « les crêpages de chignon sont, au propre comme au figuré, légion »25 dans les pièces forains. De même, on trouve une situation type évoquée par la Folie dès la scène 1. Il est, en effet, question d’« un vieux garçon / [qui] veut entrer en ménage / [et] prend en mariage / Un jeune tendron », il est décrit comme « hideux / […] quinteux / […] gouteux ». Cette courte mention renvoie bien aux situations types des récits de fabliaux. On retrouve cette situation dans le divertissement final où il est question d’ « un jaloux » qui emprunte les yeux « d’Argus […] pour éviter le cocuage ». La mention du nom « Argus » est intéressante parce qu’elle renvoie à la fable et à l’espion domestique clairvoyant. Le lien intertextuel est donc parfaitement assumé et exploité par l’auteur. D’autre part, un aspect intéressant vient s’immiscer dans le stéréotype du vieillard qui épouse une jeune fille. En effet, les actions de celui-ci sont dictées par la Folie comme celle-ci le fait remarquer à la scène 1 : « Oui, voilà la chimère / Qui séduit le vieillard. / Je l’entretiens dans cette folle erreur / Et j’en ris de bon cœur ». Nous sommes confrontés à un nouvel exemple de ces puissances ayant du pouvoir sur les hommes avec cette idée d’ « entretenir ». Il en est également question, à la scène 4, lorsque la Mode emploie des expressions telles que « les hommes ne peuvent m’échapper » ou « ceux sur qui je règne ».
    Finalement, à chaque fois que la pièce risque de tomber dans le stéréotype, Pontau introduit un élément qui la rend originale, flirtant ainsi toujours avec les thèmes clichés.
Les cibles typiques de la satire

    Ce qui est intéressant néanmoins est l’usage qui est fait de la pièce à tiroirs car chaque nouvelle scène est le lieu d’une nouvelle critique. Si Pontau se joue des attentes que peut avoir le public, il insère néanmoins des critiques types que l’on retrouve dans un certain nombre de pièces du répertoire forain.
    La plus évidente est celle qui vise les médecins. Les sergents d’Hippocrate sont cités à deux reprises dans la pièce de Pontau. La première mention se trouve à la scène 2, lorsque le Hasard dit sortir d’une assemblée de la faculté de médecine où il a présidé « à la réception d’un jeune docteur ». La critique à leur encontre est proférée par le Caprice lorsqu’il dit au Hasard : « ces messieurs-là ont raison de vous déférer l’honneur du pas ». Le Caprice établie d’une façon ironique que les médecins tiennent en respect le Hasard. Le comique joue sur l’inadéquation qu’il peut y avoir pour des gens de science à croire davantage au hasard. Le Caprice achève la critique des médecins en affirmant que « les plus habiles de l’art / Doivent leurs succès au Hasard ». Pontau ne s’arrête pas là et apporte d’autres éléments à la critique, à la scène 4, lorsque la Mode explique que les médecins sont aussi de ceux qui suivent son sillage en changeant tous les jours de méthode. Ainsi, en plus d’avoir des pratiques hasardeuses, les médecins en ont aussi d’incertaines et de mouvantes.
    La pièce de Pontau n’échappe pas à une autre cible typique des pièces foraines qui est celle des membres ecclésiastiques. On relève, en effet, la mention d’un « abbé galant » dont la Mode dit qu’ « il ne saurait vivre sans [elle] » à la scène 4. Celle-ci le présente comme « dépositaire / De tous [ses] règlements / Et de plus secrétaire / De [ses] commandements ». S’il est déjà incongru qu’un abbé attende la mode « pour décider sur une nouvelle forme de mouches [et régler] le coloris pour cette année », la critique est d’autant plus féroce que son nom est « Colifichet ». Le terme renvoie, selon le dictionnaire de l’Académie datant 1762, à certains petits ornements qui n’ont point de convenance et de rapport avec les lieux où ils sont mis. Dès l’annonce de son nom, Pontau se moque donc en insinuant qu’il n’est pas convenable de trouver un abbé et la mode associés.
    Si l’abbé est visé, c’est plus largement que Pontau se moque de la coquetterie des Français. Ils sont, en effet, visés pour la première fois à la scène 4 lorsque le Caprice témoigne que le Français « est tout dévoué » à la Mode. Cet élargissement de la satire s’observe également durant le divertissement final où les Français et ses différents types d’habitants sont visés. On trouve, en effet, dans le cinquième couplet, les vers suivants : « Un Français constant en amour, / Un cadédis sans hyperbole, / Un de ces importants de cour / Jaloux de tenir sa parole, / Un Normand plus franc qu’un Picard, / On en peut trouver par hasard ». Le Français est ici à nouveau pris pour cible. Par un jeu d’euphémisme, il est présenté comme un inconstant, un volage. Les vers ne se limitent pas à cette entité englobante, ils sont riches de plusieurs stéréotypes. La première classe correspond aux stéréotypes régionaux avec la mention du « Normand » et du « Picard ». Le gascon est sous-entendu par l’emploi en tant que substantif d’un juron qui lui est habituellement attribué. On le reconnaît également dans la mention d’ « hyperbole » car le gascon est souvent représenté comme un vantard, un matamore. La seconde classe correspond davantage à une activité. Il est, en effet, question de gens « cour », de courtisans donc. Ils nous sont présentés comme des personnes indignes de confiance. L’humour s’appuie sur un décalage avec les stéréotypes et l’ironie finale des vers traitant du hasard.
    Les femmes sont également soumises à la satire. Pontau joue sur le stéréotype qui les présente généralement comme des bavardes. En effet, le Caprice demande aux deux vieilles coquettes de la scène 10 de prêter « un profond silence ». Il se permet de commenter par les propos suivants : « c’est beaucoup exiger de vous, j’en conviens, mais cela est absolument nécessaire ». Le comique de ce jeu avec les stéréotypes suppose la complicité du public. Cela est flagrant dans la scène 10 lorsque Mademoiselle Bertrand dit rester interdite et que Suzon s’exclame que « la parole [lui] manque ». En effet, lorsque le Caprice dit aux jeunes gens de se hâter de prendre une décision « avant que la voix leur soit revenue », le spectateur ne peut s’empêcher de se souvenir de la satire que nous venons d’évoquer et qui précède cette réplique.
    Notons, néanmoins, que la satire ne s’arrête pas aux autres. Pontau fait aussi preuve d’autodérision en moquant l’Opéra-Comique, ses auteurs et son public lorsqu’il fait dire au Caprice que le Hasard a : « [choisi] l’Opéra-comique / Comme sa meilleure pratique. / Si l’on s’en rapporte aux railleurs, / Sa conduite n’est point fardée. / On trouve ici plutôt qu’ailleurs / De la marchandise hasardée ». En effet, Pontau s’amuse des critiques portant sur le bien-fondé de l’Opéra-Comique et cherche à provoquer le rire en jouant avec les mots et leurs sens. Il en va de même avec son public lorsque le Caprice évoque le fait qu’il ne « demande que d’aimables folies et d’heureux caprices ».
Une pièce sur les « folies » humaines 

    Si les répliques qui concernent le « vieux garçon » et son « jeune tendron » en sont déjà des exemples, la pièce de Pontau est jalonnée d’éléments renvoyant à tous ce qui a trait aux vices et folies humaines de l’époque dans laquelle il vit. En effet, durant cette première scène, la Folie évoque bien l’idée de « folle erreur » pour désigner le désir du vieillard qui veut « frustrer tous ses neveux [de son bien] ». Le thème de l’avarice est ici dépeint comme le premier vice de la pièce à travers cette rapide mention. De même que nous évoquions les deux coquettes des scènes 9 et 10, le thème de la luxure est par leur biais évoqué comme le suggère les paroles du vaudeville chantées par les deux sœurs : « Il s’agit d’un jouvenceau / D’allure fringante, / Il est grand, / Bien bâti, / Beau. / […] Tout en lui me tente, / Sa figure m’enchante ». Cette idée de luxure est renforcée par d’autres expressions telle que « Pour mon amusette / Je vais quelque fois / Cueillir la noisette / Dans le fond des bois ». Ces allusions grivoises viennent, en effet, fortifier le thème de la luxure.
    Chaque allégorie qui se présente devant le Caprice entre ces deux scènes, est un nouveau moyen d’illustrer ces folies. En effet, lors de la scène 4, la Mode est désignée comme fille « du Caprice et de la Folie », annonçant ainsi un ascendant qui reste dans la thématique. La Mode met en exerce un aspect versatile et mouvant du genre humain qui est sous son règne. On trouve, en effet, durant cette scène 4, les propos suivants : « aussi me donné-je bien du mouvement, je suis toujours occupée et j’imagine sans cesse quelque chose de nouveau ». En une réplique seulement, Pontau expose cette idée d’instabilité en s’appuyant sur des termes tels que « mouvement », « toujours » ou encore « sans cesse ». La Mode est représentée sous deux couverts. Le premier est celui qui concerne l’idée de nouveauté évoquée dans la citation précédente. En effet, un règne de l’éphémère est suggéré lorsque la Mode dit : « J’ai mis chez des auteurs fameux, / Les termes nouveaux en usage / On voit même le médecin / Tous les jours changer de méthode ». S’il est toujours question de changement, il est également question des tendances qu’ont les hommes dans leur manière d’agir, de se comporter. Rappelons que la définition de la mode est, selon le Dictionnaire de l’Académie de 1694, la manière qui est en vogue sur de certaines choses qui dépendent de l’institution et du caprice des hommes. Une fois encore le thème se retrouve puisque, dans la pièce de Pontau, le Caprice et la Folie sont mariés. Le second couvert est celui qui concerne la coquetterie, la mode dans le sens de l’apparence physique. En effet, on trouve tout un champ lexical de tous ce qui a trait aux éléments vestimentaires et physiques avec des termes tels que « l’habit, la taille et le visage », « souliers plats, sans quartiers, sans empeigne », « longues cannes », « lorgnette en main », « mantille », « mantelet », « formes de mouches », ou encore le « chignon ». L’accent est mis sur le changement perpétuel lorsque la Mode chante que « tout aspire à la nouveauté » et que l’on change vite « d’envie ». Mais au-delà de cette folie humaine pour la nouveauté qui est mise en avant ici, la scène est également le lieu d’un fourmillement de realia concernant les codes vestimentaires de l’époque. Cela est d’autant plus frappant avec la mention de « Frison » qui, selon Catherine Lebas et Annie Jacques, « fut le premier coiffeur en renom au XVIIIe siècle ; il coiffait à la cour et en ville, en particulier Mme Dodun, femme d’un contrôleur des Finances […] »26.
    Il en va de même avec la scène du Chevalier Lansquenet qui illustre le goût immodéré des hommes pour les jeux d’argent. Notons, tout d’abord, que si le lansquenet est une sorte de jeu de carte, un effet homophonique intéressant existe entre Lansquenet et Lancelot, appuyé par le titre de chevalier. Nous évoquions précédemment l’influence du fabliau, nous sommes ici confrontés à rapport d’intertextualité parodique avec les récits autour de la légende du roi Arthur. D’autres éléments à valeur polysémique accentuent ce rapport. On trouve, en effet, l’idée de « cercle » ainsi que l’image du cheval dans les derniers vers du vaudeville « Du trot ». Il est également fait mention d’« un tapis vert » autour duquel le Chevalier tient assemblée. L’expression fait penser à la table ronde mais il s’agit sans doute d’une référence faite au jeu de billard qu’Elisabeth Belmas, dans son ouvrage, décrit comme une « table rectangulaire, bordée de bois et couverte d’un drap vert »27. Il semblerait, selon elle, que le jeu « quitte définitivement les jardins pour l’intérieur des demeures »28, ce qui expliquerait la mention de l’hiver qui est faite dans le vaudeville.
    Songeons, ensuite, que le personnage du Chevalier Lansquenet est donc lui-même une allégorie du jeu. Chacun des titres dont il prétend être le détenteur, « baron du cochonnet, / Et de la bassette / Et de la roulette », « Marquis du cornet », « comte du hoca » ou encore « seigneur du Pharaon, Beriby, tope et tingue », font référence à des jeux qui ont cours aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il est intéressant de noter que le point commun qui unit tous ces jeux est le hasard29. Néanmoins, la folie humaine qui nous est présentée ici est autant celle du jeu que celle qui consiste à parier de l’argent. De fait, le Chevalier chante les propos suivants : « là sont reçus les gens de tous états / Si tôt qu’on sait qu’ils ont force ducats ». Il continue sur ce thème lorsqu’il dit que « sans un sous de revenu, [il a trouvé] le secret de vivre comme un homme à quarante mille livres de rente ». Il évoque ainsi l’idée que c’est grâce aux hommes qui jouent et parient qu’il s’enrichit et prospère. Le fait que le Chevalier vienne prier le Hasard du lui adresser « de temps en temps des nouvelles pratiques pour remplacer celles qui se trouvent hors d’état de reparaître », suggère que les hommes qui jouent se ruinent. Le danger du jeu transparaît dans le vaudeville intitulé « Qu’on estimerait » où le Chevalier Lansquenet se dit avoir « l’air naïf / Et persuasif ». Il semble donc, à première vue, inoffensif mais se révèle pernicieux. Le vaudeville évoque également le ridicule du comportement des hommes qui se prêtent aux jeux. Il paraît avec la répétition de la désinence en « if » qui devient presque moqueuse, notamment avec les vers : « Celui qui perd est plaintif. / Il devient pensif / Et quelquefois convulsif ». Cette idée est renforcée avec la mention que les hommes « doivent offrir aux yeux un spectacle amusant ». Ce rapport à l’argent est également suggéré avec la Loterie à la scène 8. Le Chevalier Lansquenet annonce donc l’arrivée de celle-ci puisque la loterie est également un jeu qui s’appuie sur le hasard. En effet, l’allégorie est désignée comme son « principal ornement » néanmoins, elle se place également sous le signe de la folie lorsque le personnage avoue au Caprice qu’on l’aime « à la folie ». Si l’appât du gain est ici le vice qui est suggéré, l’obsession que provoque la Loterie est davantage ce qui est mis en avant. On trouve, en effet, des expressions telles que « chaque mortel est friand / De se voir sous mon empire » ou bien « j’occupe tous les esprits ».
    La Loterie va jusqu’à prendre une dimension transcendante lorsque le Caprice applique son principe à la vie des hommes même lorsqu’il chante : « L’un naît grand, l’autre naît petit / L’un sot et l’autre homme d’esprit, / C’est une loterie ». Ces vers démontrent à nouveau que chacune des allégories qui entrent en scène n’est là finalement que pour renvoyer au genre humain et son rapport qu’il entretient autant avec le hasard que la folie et le caprice.

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1 Théodore Lebreton, Biographie Rouennaise, Rouen, 1865, p. 45.
2 Voir : F. Rubellin, « Stratégies parodiques à la Foire et aux Italiens : le dénouement d’Atys de Lully et Quinault », In Théâtre en musique et son double, éd. Délia Gamehelli, Paris, Champion, 2005, p. 141-191.
3 Notice d’Isabelle Degauque pour « Pannard, Pontau et Parmentier, Alzirette » In Théâtre de la Foire : anthologie de pièces inédites 1712-1732, éd. Françoise Rubellin, Montpellier, Ed. Espaces 34, 2005, p. 310.
4 François Parfaict et Claude Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Lambert, 1756, Vol. 4, p. 219-221.
5 Notons que l’on peut trouver le manuscrit de la pièce à la bibliothèque-musée de la Comédie-Française.
6 Théodore Lebreton, Op. Cit., p. 45.
7 Voir : Claude-Florimond Boizard de Ponteau, Théâtre inédit de Boizard de Ponteau : XVIIIe, Paris, Bibliothèque nationale, 1976.
8 Théodore Lebreton, Op. Cit., p. 45.
9 On trouvera, en annexe 1, une chronologie représentant les périodes où Pontau était entrepreneur.
10 Notice biographique d’« Arlequin Atys » par Françoise Rubellin, In Atys Burlesque, Ed. Espaces 34, 2011, p. 27-28.
11 Maurice Barthélémy, « L’Opéra-Comique des origines à la Querelle des Bouffons », In L’Opéra-Comique en France au XVIIIe siècle, éd. Philippe Vendrix, Liège, Mardaga, 1992, p. 52.
12 Maurice Albert, Les Théâtres de la Foire (1660-1789), Genève, Slatkine, 1969, p. 161
13 Laffichard était souffleur puis trésorier de la Comédie-Italienne, il a donné à ce théâtre plusieurs petites pièces tant seul qu’en société.
14 Charles-Simon Favart, Mémoires et correspondance littéraires, L. Collin, 1808, VOL. 2, p. 419-420.
15 François Parfaict et Claude Parfaict, Op. Cit., p. 219-221.
16 Il s’agit de Les Deux suivantes (FSL, 1730), Le Bouquet du Roi (FSL, 1730), La Comédie sans hommes (FSG, 1732), Les Fêtes galantes (FSL, 1736) et Le Rien (FSL, 1737).
17 Voir : Théâtre de la Foire : anthologie de pièces inédites 1712-1732, éd. Françoise Rubellin, Montpellier, Ed. Espaces 34, 2005, p. 318-355.
18 Il s’agit d’une parodie de Didon de Lefranc et Pompignan.
19 François Parfaict et Claude Parfaict, Op. Cit., p. 219-221.
20 Suite de l’état des pensions sur le trésor royal, Paris, Imprimerie nationale, 1790, V. 3, p. 76.
21 État nominatif des Pensions sur le trésor royal, Paris, Imprimerie nationale, 1789, V. 1, p. IV.
22 Acad. 1798.
23 François et Claude Parfaict, Mémoires pour servir à l’Histoire des spectacles de la Foire, Briasson, T. 2, 1743, p. 133-134.
24 Dominique Quéro, Art. Cit., p. 811-822.
25 Nathalie Rizzoni, « Les Dessous de l’Opéra-Comique avant 1750 », In La Fabrique du théâtre : Avant la mise en scène (1650-1880), Ed. Mara Fazio et Pierre Frantz, Paris, Desjonquères, 2008, 443 pages.
26 Catherine Lebas et Annie Jacques, La Coiffure en France du Moyen âge à nos jours, Paris, Delmas, 1979, p. 158.
27 Elisabeth Belmas, « Figure 21 : plan du jeu des passes », In Jouer autrefois : Essai sur le jeu dans la France moderne, Seyssel, Champ Vallon, 2006.
28 Ibidem.
29 On trouvera, en annexe 12, un glossaire des jeux évoqués dans la pièce.

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