À quel point ne pas avoir accès à un
texte peut-il être regrettable ? Certainement pas autant que de
ne pas avoir conscience de l’existence de ce texte simplement parce
qu’il n’a pas été édité. Après avoir travaillé sur la
traduction inédite de la nouvelle, A Fear for the
Future, d’Elizabeth Gaskell durant mon mémoire
de Master 1, j'ai pu me confronter à un travail de mise en
forme d’un texte inédit et je me suis découvert un
véritable intérêt pour ce travail un peu pionnier. En tant
qu’universitaire, on travaille énormément avec et sur les textes
mais on a trop tendance à voir ces supports comme allant de soi,
comme étant déjà acquis. Rien n’est moins vrai. Il existe encore
beaucoup de textes auxquels on n’a pas accès, pire que l’on ne
connait pas parce qu’on n’y a pas accès. Dès lors, avant même
de songer à un large public, l’édition n’est-elle pas une étape
essentielle dans le travail d’un universitaire ?
Si les théâtres de la Foire
commencent à être reconnus et acceptés comme une part du
patrimoine culturel depuis le dernier quart du XXe siècle avec la
multiplication d’ouvrages, d’actes de colloque, de mise en place
de bases informatiques tel que CESAR ou Theaville, ils restent
néanmoins encore dans l’ombre. Malgré le travail entrepris, une
part conséquente de la production de ces théâtres reste encore à
être éditée. Nombre de pièces sont toujours réduites à un
manuscrit, sont encore prisonnières des graphies de scripteurs
disparus depuis des siècles. De fait, les
théâtres de la Foire ont longtemps été considérés en marge.
Pourtant, David Trott souligne dans son ouvrage l’« ampleur
statistique [de ce] répertoire non-officiel »1.
Il s’agit là d’un « autre corpus » qui mérite de
l’attention parce qu’il représente, toujours selon David Trott,
plus des 3/4 de l’activité scénique en France entre les années
1700 et 1790. Dans ce siècle où le théâtre fait loi, il apparaît
donc nécessaire de rendre visible cette activité théâtrale, aussi
importante que productive, de la Foire ; d’où l’intérêt du
travail d’édition de manuscrits de pièces du répertoire forain
entrepris par le Centre d’études du Théâtre de la Foire et de la
Comédie-Italienne (CETHEFI).
Figure 1 : « Le
Théâtre de la Foire », dessinée par B. Picart, 1730, dans
Théâtre de la Foire,
T. 6, édition de 1731.
Nous avons ainsi voulu contribuer à la
redécouverte de ces textes en éditant des pièces inédites. Nous
avons travaillé les pièces suivantes : Magotin de
Lesage et d’Orneval datant de 1721, Le Départ de
l’Opéra-Comique de Pannard et Fuzelier datant de 1733 ainsi
que Les Noms en blanc de Fromaget et Le Hasard de
Pontau datant, toutes deux, de 1739. On trouvera également, en
annexe 5, le Prologue d’Acajou de Pannard datant de 1749 que
l’on évoquera brièvement avec sa pièce en société avec
Fuzelier. Notre choix s’est porté sur ces pièces parce qu’elles
rendent compte de cette faculté qu’à le théâtre forain à
prendre « sa source dans l’actualité […] dans les emprunts aux
auteurs classiques (la tragédie grecque, la commedia dell’arte,
Molière, La Fontaine) comme dans les mythes populaires et
aristocratiques, remontant souvent au Moyen Âge […] »2.
De fait, entre satire, parodie et méta-textualité, ces pièces
jouent sur l’influence de la vie quotidienne, littéraire et
théâtrale. Elles sont aussi d’auteurs différents et leurs dates
de création parcourent la première moitié du XVIIIe siècle, nous
offrant ainsi un éventail intéressant du théâtre forain.
Mais, avant de nous plonger
véritablement dans ces pièces, prenons le temps de présenter le
contexte dans lequel elles sont écrites. Sous les traits d’un
persan, Montesquieu écrit :
Tout le peuple s’assemble sur la
fin de l’après-dînée et va jouer une espèce de scène que j’ai
entendu appeler comédie.
Le grand mouvement est sur une estrade, qu’on nomme théâtre.
Aux deux côtés, on voit, dans de petits réduits qu’on nomme
loges, des
hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes…3
En quelques lignes seulement, l’auteur
des Lettres persanes met en exergue la théâtromanie, cet
engouement profond et sincère pour le théâtre, qui a cours au
XVIIe mais surtout au XVIIIe siècle. Contrairement à ce que l’on
est souvent porté à croire, ce siècle est bel et bien l’âge
d’or du théâtre en France. Dans son ouvrage, David Trott parle
d’ « une fureur généralisée de jouer »4.
Il est clair qu’on aime le théâtre ; les
Parisiens des classes moyennes et les nobles y vont régulièrement.
L’année théâtrale sous l’Ancien Régime suit le calendrier
religieux, chaque nouvelle saison commence après les célébrations
de Pâques et finit avant le dimanche des Rameaux. Le XVIIIe est
également une période où de nouveaux genres apparaissent et où
l’on écrit beaucoup de pièces ; on connait l’existence
d’au moins 2000 pièces. De fait, Pierre Larthomas souligne que
l’ « on a jamais tant aimé le théâtre qu’au XVIIIe
siècle et l’on a jamais autant écrit pour lui et sur lui »5.
Le théâtre de
l’époque est, néanmoins, extrêmement contraint et règlementé.
Il s’inscrit, en effet, dans un contexte de monopoles où se
confrontent ce que l’on peut appeler les théâtres « officiels »
et les théâtres « non-officiels ». Dans une logique de
centralisation et une politique d’excellence, Louis XIV accorde des
privilèges et des monopoles. La première institution est L’Académie
royale de musique, ou Opéra, qui devient le seul endroit où l’on
peut jouer des pièces avec de la musique et de la danse en 1669 ;
la seconde est la Comédie-Française, créée en 1680, qui devient
le seul endroit où l’on peut jouer les comédies et les tragédies
du répertoire français.
À
ces théâtres officiels, on se doit d’ajouter la Comédie-Italienne
qui est tolérée parce qu’elle joue en italien. Cependant, les
comédiens italiens se voient chassés par le Roi et leur théâtre
est fermé en 1697. Ils sont, en effet, accusés d’écrire puis de
représenter une pièce, La Fausse
Prude, contre Mme de Maintenon que le
roi avait secrètement épousé en 1683. Le Théâtre-Italien ne
rouvrira ses portes qu’après à la mort de Louis XIV, en 1716, sur
l’ordre du régent qui fait venir une nouvelle troupe italienne,
celle de Luigi Riccoboni.6
Cette expulsion des
comédiens italiens est sans doute provoquée par les pressions de la
Comédie-Française qui ne supportait pas de les voir jouer de plus
en plus en langue française. Elle est néanmoins importante car,
comme le fait justement remarquer Martine de Rougemont, il s’agit
là du
[…] grand signal qui déclenche
chez certains la lutte pour le droit faire du théâtre, c’est
l’expulsion des Comédien-Italien en 1697. D’une part, certains
« Italiens », nés et élevés en France, veulent y
rester et s’agrègent à des troupes foraines, dans lesquelles ils
font leur métier d’auteurs-improvisateurs et d’acteurs. […]
D’autre part, tout un répertoire public et populaire échappe au
privilège et peut être joué […]. Aux traditions foraines se
juxtaposent donc la tradition des Italiens de Paris, toutes les
pièces publiées par Gherardi et les canevas, tous les types de la
commedia dell’arte.7
Si cette expulsion
est le témoin des querelles qui animent les différents théâtres,
elle est aussi le lieu d’un enrichissement d’un autre théâtre
en plein essor : le théâtre de la Foire.
Le XVIIIe est, en
effet, le champ d’une véritable guerre des théâtres. Une guerre
que l’on trouve malicieusement évoquée dans le théâtre forain à
travers des pièces telles que La
Querelle des Théâtres de Lesage
datant de 1718. Dans sa pièce, l’auteur
met en scène des allégories de la Comédie-Française et de la
Comédie-Italienne qui, ensemble, s’écrient : « Détruisons tous
les Forains / Auteurs de notre indigence ; / De nos propres
mains / Tuons cette engeance »8.
Ces vers illustrent bien la forte rivalité
qui existe entre les théâtres officiels et les théâtres de la
Foire.
Mais, qu’est-ce
que véritablement ces théâtres de la Foire ? Les Foires
existent depuis le Moyen Âge ; ce sont des espaces commerciaux,
de grands marchés clos, qui ont lieu à Paris deux fois par an. On
peut légitimement dire que deux foires se sont imposées au XVIIIe
siècle : la Foire Saint-Germain, rive gauche, qui se tient du 3
février jusqu’à la semaine de Pâques, et la Foire Saint-Laurent,
rive droite, de juillet à septembre. Ces espaces sont des lieux où
se rassemble la population et où se vendent toutes sortes de choses.
Elles se composent, en effet, d’environ 240 boutiques ou loges.
Différentes activités y sont pratiquées depuis le Moyen Âge pour
attirer du public. Comme le souligne Martine de Rougemont :
Les foires drainent alors, grâce à
leurs franchises, toutes sortes d’activités anciennes à la limite
du spectacle, celles des montreurs d’animaux, des vendeurs
d’orviétan, des arracheurs de dents, des acrobates et funambules,
des charlatans avec leurs compères. Les successeurs de Tabarin et de
Mondor ne jouent plus sur le Pont-Neuf, ils rejoignent les forains
d’origine qui ont les mêmes pratiques. On peut voir dans ce
regroupement à Saint-Germain et à Saint-Laurent une des raisons
importantes de l’essor de spectacles forains.9
C’est donc dans ce
contexte que se développe le théâtre de la Foire. Selon les
historiens, la première pièce, Les
Forces de l’amour et de la magie,
daterait de 1678. Il s’agirait d’un scénario rudimentaire avec
des costumes de théâtre pour lier les numéros artistiques. Si les
théâtres de la Foire sont d’un nombre difficile à saisir, se
concurrençant les uns les autres, nous nous intéresserons plus
particulièrement à l’Opéra-Comique où la grande partie des
pièces que nous avons choisies d’éditer sont jouées.
Dès lors que les
théâtres de la Foire gagnent en popularité auprès du public, les
théâtres officiels, principalement la Comédie-Française, leur
font la guerre, ne cessant d’obtenir des interdictions auprès de
la justice :
On a raconté dix fois, et l’on y
prend toujours le même plaisir, la lutte qui conduit les forains
vers le théâtre […] Interdiction de jouer des pièces en
plusieurs actes : on joue trois à cinq pièces en un acte, avec
des personnages différents dans des situations identiques.
Interdiction de jouer des histoires suivies : on joue […] des
« pièces détachées ». Interdiction de dialoguer sur
scène : […] on parle à un muet, à un perroquet, à un écho,
ou l’on disparaît dans les coulisses pendant que son interlocuteur
répond, ce n’est qu’une suite de monologues qui pourtant mis
bout à bout forment une pièce […] Interdiction de parler : on
invente les écriteaux […]10
Nous avons pris le
soin de résumer les différentes interdictions qui tentent de
soumettre les théâtres forains dans un tableau en annexe 2. On
peut, néanmoins, s’arrêter sur l’interdiction du chant qui est
le privilège de l’Opéra. En effet, « l’Opéra n’est pas
géré comme la Comédie-Française […] c’est une entreprise plus
commerciale et déficitaire »11
qui comprend très vite que son intérêt ne réside pas dans
l’opposition aux spectacles forains. Dès 1708, l’Opéra loue son
privilège à la Veuve Maurice et Alard, leur permettant ainsi le
droit de chanter et danser dans leurs spectacles12.
Il est intéressant de noter que les pièces que nous avons choisies
d’éditer échappent aux interdictions récurrentes de parler comme
l’illustre la seconde chronologie de l’annexe 1.
C’est donc très
naturellement que l’on oppose les théâtres dit « officiels »,
la Comédie-Française et l’Opéra principalement, et les théâtres
dit « non-officiels », la Foire. Comme le souligne David
Trott dans son ouvrage :
C’est en termes d’abord spatiaux
que la séparation se fait entre « officiel » et
« non-officiel ». Cette dernière notion prend tout son
sens par opposition au travail de catégorisation vertical […] :
« haut » contre « bas » ; « moral »
contre « indécent » ; « tragédie »
contre « comédie poissarde » ; « Théâtre-Français »
contre « tréteaux forains ». Une deuxième structuration
serait celle, plus horizontale, de la distinction entre le proche et
le lointain ; le reconnaissable et l’insolite ; c’est-à-dire
entre le « même » et « l’autre ».13
Mais, s’il n’est
pas faux de les opposer, cela n’est pas complètement juste pour
autant. Les théâtres forains se pensent, se créent et se
transforment contre les interdictions lancées par les théâtres
officiels et en référence à la production de ceux-ci. En effet, on
peut noter une très forte intertextualité dans les spectacles de la
Foire (référence, parodie, critique et moquerie) qui montre à quel
point les forains se nourrissent et s’inspirent des spectacles de
leurs opposants. Les pièces que nous avons choisies d’éditer font
grandement montre de cette activité intertextuelle. Nous les
présenterons par ordre chronologique en les faisant systématiquement
précédées d’une notice.
_____________________
1
David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle : Jeux, images, regards,
Montpellier, éd. espaces 34, 2000, p. 138.
2
Philippe Bourdin, « Isabelle Martin, Le théâtre de la
Foire : Des tréteaux aux boulevards », In Annales
historiques de la Révolution française, 2004, vol. 337, n° 1,
p. 201-202.
3
Montesquieu, Lettres persanes, éd. P. Vernière, Classique
Garnier, 1960, lettre XXVIII, p. 63.
4
David Trott, Op. Cit., p. 49.
5
Pierre Larthomas, Le Théâtre en France au XVIIIe siècle,
Paris, PUF, 1980, p. 6.
6
On trouvera, en annexe 1, des frises chronologiques récapitulant
les grands événements de la vie théâtrale importants pour la
Foire.
7
Martine de Rougemont, La
Vie théâtrale en France au XVIIIe siècle, Paris, Ed.
Champion, 2001, p. 263.
8
Il s’agit de la scène 9 de la pièce de Lesage et La Font.
9
Martine de Rougemont, Op. Cit.,
p. 263.
10
Ibidem,
p. 265-266.
11
Ibidem,
p. 266.
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