samedi 11 juin 2016

Présentation du travail d'édition de pièces anciennes

      À quel point ne pas avoir accès à un texte peut-il être regrettable ? Certainement pas autant que de ne pas avoir conscience de l’existence de ce texte simplement parce qu’il n’a pas été édité. Après avoir travaillé sur la traduction inédite de la nouvelle, A Fear for the Future, d’Elizabeth Gaskell durant mon mémoire de Master 1, j'ai pu me confronter à un travail de mise en forme d’un texte inédit et je me suis découvert un véritable intérêt pour ce travail un peu pionnier. En tant qu’universitaire, on travaille énormément avec et sur les textes mais on a trop tendance à voir ces supports comme allant de soi, comme étant déjà acquis. Rien n’est moins vrai. Il existe encore beaucoup de textes auxquels on n’a pas accès, pire que l’on ne connait pas parce qu’on n’y a pas accès. Dès lors, avant même de songer à un large public, l’édition n’est-elle pas une étape essentielle dans le travail d’un universitaire ?

      Si les théâtres de la Foire commencent à être reconnus et acceptés comme une part du patrimoine culturel depuis le dernier quart du XXe siècle avec la multiplication d’ouvrages, d’actes de colloque, de mise en place de bases informatiques tel que CESAR ou Theaville, ils restent néanmoins encore dans l’ombre. Malgré le travail entrepris, une part conséquente de la production de ces théâtres reste encore à être éditée. Nombre de pièces sont toujours réduites à un manuscrit, sont encore prisonnières des graphies de scripteurs disparus depuis des siècles. De fait, les théâtres de la Foire ont longtemps été considérés en marge. Pourtant, David Trott souligne dans son ouvrage l’« ampleur statistique [de ce] répertoire non-officiel »1. Il s’agit là d’un « autre corpus » qui mérite de l’attention parce qu’il représente, toujours selon David Trott, plus des 3/4 de l’activité scénique en France entre les années 1700 et 1790. Dans ce siècle où le théâtre fait loi, il apparaît donc nécessaire de rendre visible cette activité théâtrale, aussi importante que productive, de la Foire ; d’où l’intérêt du travail d’édition de manuscrits de pièces du répertoire forain entrepris par le Centre d’études du Théâtre de la Foire et de la Comédie-Italienne (CETHEFI).


Figure 1 : « Le Théâtre de la Foire », dessinée par B. Picart, 1730, dans Théâtre de la Foire, T. 6, édition de 1731.

      Nous avons ainsi voulu contribuer à la redécouverte de ces textes en éditant des pièces inédites. Nous avons travaillé les pièces suivantes : Magotin de Lesage et d’Orneval datant de 1721, Le Départ de l’Opéra-Comique de Pannard et Fuzelier datant de 1733 ainsi que Les Noms en blanc de Fromaget et Le Hasard de Pontau datant, toutes deux, de 1739. On trouvera également, en annexe 5, le Prologue d’Acajou de Pannard datant de 1749 que l’on évoquera brièvement avec sa pièce en société avec Fuzelier. Notre choix s’est porté sur ces pièces parce qu’elles rendent compte de cette faculté qu’à le théâtre forain à prendre « sa source dans l’actualité […] dans les emprunts aux auteurs classiques (la tragédie grecque, la commedia dell’arte, Molière, La Fontaine) comme dans les mythes populaires et aristocratiques, remontant souvent au Moyen Âge […] »2. De fait, entre satire, parodie et méta-textualité, ces pièces jouent sur l’influence de la vie quotidienne, littéraire et théâtrale. Elles sont aussi d’auteurs différents et leurs dates de création parcourent la première moitié du XVIIIe siècle, nous offrant ainsi un éventail intéressant du théâtre forain.

      Mais, avant de nous plonger véritablement dans ces pièces, prenons le temps de présenter le contexte dans lequel elles sont écrites. Sous les traits d’un persan, Montesquieu écrit :
Tout le peuple s’assemble sur la fin de l’après-dînée et va jouer une espèce de scène que j’ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est sur une estrade, qu’on nomme théâtre. Aux deux côtés, on voit, dans de petits réduits qu’on nomme loges, des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes…3
      En quelques lignes seulement, l’auteur des Lettres persanes met en exergue la théâtromanie, cet engouement profond et sincère pour le théâtre, qui a cours au XVIIe mais surtout au XVIIIe siècle. Contrairement à ce que l’on est souvent porté à croire, ce siècle est bel et bien l’âge d’or du théâtre en France. Dans son ouvrage, David Trott parle d’ « une fureur généralisée de jouer »4. Il est clair qu’on aime le théâtre ; les Parisiens des classes moyennes et les nobles y vont régulièrement. L’année théâtrale sous l’Ancien Régime suit le calendrier religieux, chaque nouvelle saison commence après les célébrations de Pâques et finit avant le dimanche des Rameaux. Le XVIIIe est également une période où de nouveaux genres apparaissent et où l’on écrit beaucoup de pièces ; on connait l’existence d’au moins 2000 pièces. De fait, Pierre Larthomas souligne que l’ « on a jamais tant aimé le théâtre qu’au XVIIIe siècle et l’on a jamais autant écrit pour lui et sur lui »5.

      Le théâtre de l’époque est, néanmoins, extrêmement contraint et règlementé. Il s’inscrit, en effet, dans un contexte de monopoles où se confrontent ce que l’on peut appeler les théâtres « officiels » et les théâtres « non-officiels ». Dans une logique de centralisation et une politique d’excellence, Louis XIV accorde des privilèges et des monopoles. La première institution est L’Académie royale de musique, ou Opéra, qui devient le seul endroit où l’on peut jouer des pièces avec de la musique et de la danse en 1669 ; la seconde est la Comédie-Française, créée en 1680, qui devient le seul endroit où l’on peut jouer les comédies et les tragédies du répertoire français.

      À ces théâtres officiels, on se doit d’ajouter la Comédie-Italienne qui est tolérée parce qu’elle joue en italien. Cependant, les comédiens italiens se voient chassés par le Roi et leur théâtre est fermé en 1697. Ils sont, en effet, accusés d’écrire puis de représenter une pièce, La Fausse Prude, contre Mme de Maintenon que le roi avait secrètement épousé en 1683. Le Théâtre-Italien ne rouvrira ses portes qu’après à la mort de Louis XIV, en 1716, sur l’ordre du régent qui fait venir une nouvelle troupe italienne, celle de Luigi Riccoboni.6

      Cette expulsion des comédiens italiens est sans doute provoquée par les pressions de la Comédie-Française qui ne supportait pas de les voir jouer de plus en plus en langue française. Elle est néanmoins importante car, comme le fait justement remarquer Martine de Rougemont, il s’agit là du 
[…] grand signal qui déclenche chez certains la lutte pour le droit faire du théâtre, c’est l’expulsion des Comédien-Italien en 1697. D’une part, certains « Italiens », nés et élevés en France, veulent y rester et s’agrègent à des troupes foraines, dans lesquelles ils font leur métier d’auteurs-improvisateurs et d’acteurs. […] D’autre part, tout un répertoire public et populaire échappe au privilège et peut être joué […]. Aux traditions foraines se juxtaposent donc la tradition des Italiens de Paris, toutes les pièces publiées par Gherardi et les canevas, tous les types de la commedia dell’arte.7
      Si cette expulsion est le témoin des querelles qui animent les différents théâtres, elle est aussi le lieu d’un enrichissement d’un autre théâtre en plein essor : le théâtre de la Foire.

      Le XVIIIe est, en effet, le champ d’une véritable guerre des théâtres. Une guerre que l’on trouve malicieusement évoquée dans le théâtre forain à travers des pièces telles que La Querelle des Théâtres de Lesage datant de 1718. Dans sa pièce, l’auteur met en scène des allégories de la Comédie-Française et de la Comédie-Italienne qui, ensemble, s’écrient : « Détruisons tous les Forains / Auteurs de notre indigence ; / De nos propres mains / Tuons cette engeance »8. Ces vers illustrent bien la forte rivalité qui existe entre les théâtres officiels et les théâtres de la Foire.


Figure 2 : Le Départ des comédiens italiens en 1697, gravure de Louis Jacob d’après Watteau.

      Mais, qu’est-ce que véritablement ces théâtres de la Foire ? Les Foires existent depuis le Moyen Âge ; ce sont des espaces commerciaux, de grands marchés clos, qui ont lieu à Paris deux fois par an. On peut légitimement dire que deux foires se sont imposées au XVIIIe siècle : la Foire Saint-Germain, rive gauche, qui se tient du 3 février jusqu’à la semaine de Pâques, et la Foire Saint-Laurent, rive droite, de juillet à septembre. Ces espaces sont des lieux où se rassemble la population et où se vendent toutes sortes de choses. Elles se composent, en effet, d’environ 240 boutiques ou loges. Différentes activités y sont pratiquées depuis le Moyen Âge pour attirer du public. Comme le souligne Martine de Rougemont :
Les foires drainent alors, grâce à leurs franchises, toutes sortes d’activités anciennes à la limite du spectacle, celles des montreurs d’animaux, des vendeurs d’orviétan, des arracheurs de dents, des acrobates et funambules, des charlatans avec leurs compères. Les successeurs de Tabarin et de Mondor ne jouent plus sur le Pont-Neuf, ils rejoignent les forains d’origine qui ont les mêmes pratiques. On peut voir dans ce regroupement à Saint-Germain et à Saint-Laurent une des raisons importantes de l’essor de spectacles forains.9
      C’est donc dans ce contexte que se développe le théâtre de la Foire. Selon les historiens, la première pièce, Les Forces de l’amour et de la magie, daterait de 1678. Il s’agirait d’un scénario rudimentaire avec des costumes de théâtre pour lier les numéros artistiques. Si les théâtres de la Foire sont d’un nombre difficile à saisir, se concurrençant les uns les autres, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’Opéra-Comique où la grande partie des pièces que nous avons choisies d’éditer sont jouées.

      Dès lors que les théâtres de la Foire gagnent en popularité auprès du public, les théâtres officiels, principalement la Comédie-Française, leur font la guerre, ne cessant d’obtenir des interdictions auprès de la justice :
On a raconté dix fois, et l’on y prend toujours le même plaisir, la lutte qui conduit les forains vers le théâtre […] Interdiction de jouer des pièces en plusieurs actes : on joue trois à cinq pièces en un acte, avec des personnages différents dans des situations identiques. Interdiction de jouer des histoires suivies : on joue […] des « pièces détachées ». Interdiction de dialoguer sur scène : […] on parle à un muet, à un perroquet, à un écho, ou l’on disparaît dans les coulisses pendant que son interlocuteur répond, ce n’est qu’une suite de monologues qui pourtant mis bout à bout forment une pièce […] Interdiction de parler : on invente les écriteaux […]10
      Nous avons pris le soin de résumer les différentes interdictions qui tentent de soumettre les théâtres forains dans un tableau en annexe 2. On peut, néanmoins, s’arrêter sur l’interdiction du chant qui est le privilège de l’Opéra. En effet, « l’Opéra n’est pas géré comme la Comédie-Française […] c’est une entreprise plus commerciale et déficitaire »11 qui comprend très vite que son intérêt ne réside pas dans l’opposition aux spectacles forains. Dès 1708, l’Opéra loue son privilège à la Veuve Maurice et Alard, leur permettant ainsi le droit de chanter et danser dans leurs spectacles12. Il est intéressant de noter que les pièces que nous avons choisies d’éditer échappent aux interdictions récurrentes de parler comme l’illustre la seconde chronologie de l’annexe 1.

      C’est donc très naturellement que l’on oppose les théâtres dit « officiels », la Comédie-Française et l’Opéra principalement, et les théâtres dit « non-officiels », la Foire. Comme le souligne David Trott dans son ouvrage :
C’est en termes d’abord spatiaux que la séparation se fait entre « officiel » et « non-officiel ». Cette dernière notion prend tout son sens par opposition au travail de catégorisation vertical […] : « haut » contre « bas » ; « moral » contre « indécent » ; « tragédie » contre « comédie poissarde » ; « Théâtre-Français » contre « tréteaux forains ». Une deuxième structuration serait celle, plus horizontale, de la distinction entre le proche et le lointain ; le reconnaissable et l’insolite ; c’est-à-dire entre le « même » et « l’autre ».13
      Mais, s’il n’est pas faux de les opposer, cela n’est pas complètement juste pour autant. Les théâtres forains se pensent, se créent et se transforment contre les interdictions lancées par les théâtres officiels et en référence à la production de ceux-ci. En effet, on peut noter une très forte intertextualité dans les spectacles de la Foire (référence, parodie, critique et moquerie) qui montre à quel point les forains se nourrissent et s’inspirent des spectacles de leurs opposants. Les pièces que nous avons choisies d’éditer font grandement montre de cette activité intertextuelle. Nous les présenterons par ordre chronologique en les faisant systématiquement précédées d’une notice.

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1 David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle : Jeux, images, regards, Montpellier, éd. espaces 34, 2000, p. 138.
2 Philippe Bourdin, «  Isabelle Martin, Le théâtre de la Foire : Des tréteaux aux boulevards », In Annales historiques de la Révolution française, 2004, vol. 337, n° 1, p. 201-202.
3 Montesquieu, Lettres persanes, éd. P. Vernière, Classique Garnier, 1960, lettre XXVIII, p. 63.
4 David Trott, Op. Cit., p. 49.
5 Pierre Larthomas, Le Théâtre en France au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1980, p. 6.
6 On trouvera, en annexe 1, des frises chronologiques récapitulant les grands événements de la vie théâtrale importants pour la Foire.
7 Martine de Rougemont, La Vie théâtrale en France au XVIIIe siècle, Paris, Ed. Champion, 2001, p. 263.
8 Il s’agit de la scène 9 de la pièce de Lesage et La Font.
9 Martine de Rougemont, Op. Cit., p. 263.
10 Ibidem, p. 265-266.
11 Ibidem, p. 266.
12 On trouvera, en annexe 1, une chronologie représentant les temps forts de l’Opéra-Comique.
13 David Trott, Op. Cit., p. 137.

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